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Les nuits sans fond

J’étais au bar. Tranquille. Ma tête commençait à tanguer légèrement. Dure journée. Longue et dure. Plusieurs semaines que le stress allait croissant et dans quelques jours l’échéance. Succession de jour sans fin. Je me sentais l’âme d’un athlète avant l’épreuve finale. Beaucoup d’investissement, de sacrifice, d’effort et dans quelques jours, quel que soit le résultat… plus rien.  Un peu de répit et pourrait reprendre alors cette course folle des longues semaines qui se succèdent avant chacun des obstacles à construire. J’essayais de vider ma tête trop pleine. Projets organisationnels, management transversal, gestion des conflits, cadrage des équipes, lobbying, taux de rendement interne, décision, orientation, stratégie, reporting, contre-feu, coût global, coût caché. Coût indirect, à la tête de tout, sur tous les ponts, mais la tête trop pleine. Dans ma main un verre de Condrieu, accoudé à la diagonale du zinc mon regard se perdait dans les ombres. Devant moi des silhouettes, hommes ou femmes, presque des fantômes trop sombres pour les extraire à la nuit. Et par minuscule gorgée, un peu d’alcool, le faire doucement, approcher le verre, commencer à sentir le nez de fruits blancs, fût de chêne, beurre et pêche. Respirer, tremper ses lèvres sur le bord neutre du verre, créer la pente, laisser le liquide échouer contre la peau et finement laisser pénétrer une vague fragile, la garder en bouche, la noyer dans mes profondeurs, la sentir rayonner et de mon corps sentir la vague m’emporter. Recommencer. Précieux rituel pour faire le vide, porter à l’oubli les jours derniers et finir par être celui que je veux. A commencer par être invisible, regarder les autres comme s’ils ne pouvaient me voir. Capter les conversations, des mots épars, des bribes par ci, des phrases ici, des intonations là-bas. Reconstituer le tout et en faire un puzzle cohérent. Des histoires que j’invente, des vies que j’imagine. Peut-être à côté de la plaque, aucune importance, il me suffit de les créer pour qu’elles existent le temps de mes pensées.

Un regard. De loin, un visage qui croise le mien. Si je ne suis accompagné que d’un verre, elle dispose de sa cour autour d’elle. Cour princière, hommes, beaucoup, femmes, quelques unes. Cours à double voie. Celle qu’eux espèrent. L’un d’eux ou l’une d’elle recevra tôt ou tard les faveurs de cette jolie femme aux yeux aussi sombres que sa peau d’ombre. Celle que moi je vois. Elle s’ennuie avec eux, et entame avec moi un nouveau jeu. Dans ses yeux je deviens la pelote de fil qui la distraira ce soir. Le chat et la souris. Les jeux sont faits, les dés lancés, rien ne va plus. Deux visages, je, tu, il, elle dévisage. Regard fixe. Mes lèvres caressent mon verre et je plonge vers elle. Ses lèvres ourlées sont de celles qui invitent au baiser, elles parlent aux autres mais ses yeux cherchent à me capturer. Ce soir, je ne suis pas prêt à abandonner. Je l’ai dit, trop de stress, voici un dérivatif qui ne fera ni perdant, ni gagnant, une petite guerre suave qui au mieux finira au petit matin, au pire dès que mon verre sera fini. Je veux bien jouer, mais aucune envie de m’attarder. Je m’accorde deux manches. Je gagne et poursuis. Je perds et me retire avec la satisfaction du beau jeu. Cinq minutes de ce jeu là, le vert de mes yeux contre le regard noir et brillant. Sourire. Pour moi, pas pour eux. Je pense au sacre du printemps, entre haine et amour, désir et crainte, l’ambivalence est le cœur des hommes, leur tragédie mais aussi leur promesse. Il y a là deux volontés qui se jaugent, s’aguichent, s’invitent. S’il y aura baise, elle ressemblera aux déferlantes de la pointe du Raz par temps de houle, deux volontés qui s’affrontent. Je tente de réfléchir au comment. Je dois chercher à éviter ce qui serait convenu, il me faudra la surprendre, la prendre à revers si je souhaite prendre la main et la garder. Mais je n’ai pas à attendre longtemps, elle s’extirpe du groupe, prend soin de passer devant moi sans perdre mon regard et chemine vers les toilettes. Elle joue les putes, et le sait très bien. Parfaite comédienne, elle le fait très bien.

Voilà ici l’ouverture, l’occasion de placer mon va-tout. La première manche est jouée. Je la couronne reine de l’effervescence, elle emporte la mise et prend la main. Mais il reste une seconde manche, je peux le faire. J’attends un peu. Je connais les lieux et je sais que les hommes et les femmes partagent avant chacune des zones qui leur sont réservées, le bénéfice des miroirs. Pour peu que je n’attende pas trop, je l’y croiserai. Je la trouve face à la glace, les hanches appuyées sur le rebord noir, son regard croise le fer dans un mano à mano personnel, Alice des deux côtés, à droite son sac à main est ouvert, posé sur le plan de travail, tube dans la main, rouge explosif sur les lèvres. Parfaite comédienne, sans abandonner le combat qu'elle livre à son propre regard, elle me voit entrer, sourit en coin, certaine de vaincre ce soir. Je n’ai pas le droit à l’erreur. Je vise faux et je rentre seul. Je vise juste et la terre m’est promise. Action, les belles manœuvres commencent. Je m’approche, me place derrière elle, le mano a mano change de vis-à-vis, elle contre moi cette fois. Et moi contre elle, tout contre, mes hanches viennent s’échouer contre son cul. Cœur bat mac 2. Ses lèvres ne désemplissent pas de me sourire. Elle croit à sa victoire, elle en est plus que certaine. Plus grand qu’elle, je n’ai pas de mal à disposer mes mains au côté des siennes. Me pencher encore, glisser mon menton au dessus de son épaule, sentir son parfum, nuage au nez très femme, confiance, caractère, lumière et ombre. Je vais lui dire ce que je perçois de son parfum, sur ma joue ses cheveux noirs viennent se prendre. Je pense à Gainsbourg, Bashung et Gallotta, au « Je te sors ce soir, Petite » de l’Homme à tête de chou. Elle a tout de Marilou, prendre garde à ne pas perdre pied, le courant est fort, le tourbillon et les sirènes tentantes. Je dévie,  je prolonge mon silence, je la respire, ma main gauche se pose sur sa hanche, main courante, je ne lâche pas ma prise, ligne de vie, me voilà sur son sein, je serre. Ses lèvres s’ouvrent, un souffle. Toujours aussi confiante mais le frisson d’abandon en plus. Je me redresse, pointe droit sur son cul, main droite sous le tissu, ses jambes s’écartent. J’énonce que ce soir je vais la baiser car c’est ce qu’elle veut. Sa main s’interpose entre la raideur de mon tissu et le froissé du sien. Elle m’a désormais en main. Estocade, « Pour toi, ce sera payant ». Murmures à l’oreille, paroles tranchantes et étourdissantes. « Je veux ». Voici ma Marilou vaincue. Je lui indique que je vais l’attendre chez moi, dans trente minutes un taxi l’attendra devant l’entrée du bar à vin, si elle accepte il la conduira à mon adresse. Qu’elle n’oublie pas de faire halte au distributeur car, si la course sera payée, ma table de jeu reste payante. Combien ? Cent. Mac 3. Fin de la deuxième manche.

Il faut parfois tenter le tout pour le tout pour emporter la mise. L’oublier c’est perdre souvent. J’ai peu de temps devant moi, j’organise un chemin de flamme, de l’entrée à la chambre, les lumières seront éteintes. Elle peut finalement ne pas venir, c’est une pensée qui s’installe mais j’agis, on verra le moment venu. Qu’est ce qui m’a pris de choisir de me vendre. J’essaye de ne pas trop penser à cela. C’est un jeu. Elle aguichait, m’a provoqué, ce n’est pas moi qu’elle voulait, c’était un coup du soir qu’elle recherchait, une aventure sans coup du sort, finalement je n’ai fait que lui offrir ce qu’elle attendait, un gigolo à sucer, un homme à baiser. L’interphone retenti, je la vois à l’écran, pas très assurée, du moins je crois, mais elle peut aussi bien être mon propre reflet. La vague bleue nuit avance, prend de l’ampleur, elle déferlera tout à l’heure contre le phare. Je me prépare à l’assaut. Vingt-cinquième étage,  troisième à gauche. Je laisse la porte entrouverte, me tapis en retrait dans l’ombre. L’attente n’est pas aisée, la gorge sèche, mes jambes tremblent légèrement. Je vois la façade blanche de la porte s’effacer et laisser place à la lumière du hall. Elle referme la porte derrière elle, réduisant la lumière à une fine ligne sous le seuil. Il n’y a pas de bruit. Je sens son parfum, elle doit chercher le mien.  Elle commence par suivre le premier chemin qui la mène devant la console, face à la grande baie vitrée plongeant dans les rues nocturnes. Des barres d’immeubles, des trouées, des places, des rues, des silhouettes éparses et des phares lumineux. Elle pose son sac à main sur la console d’entrée, cherche dans ce sac le solde du mercenaire qu’elle a choisi pour la nuit.

Je bénéficie d’un avantage sur elle, elle me tourne le dos et je connais les lieux, le piège est tendu, et la victime imaginaire. Malgré l’obscurité qu’elle porte sur elle de jour comme de nuit, je distingue ses courbes aguichantes, détachées de la ville comme fétiche d'ébène dans la pénombre. J’avance vers elle, elle entend mes pas. Comédienne jusqu’au bout, elle adopte la position dans laquelle nous nous sommes quittés. Les mains posées à plat, la croupe bombée vers l’arrière, je reprends la place qu’elle m’avait offerte. Je soulève ses cheveux lisses d’une main pour pouvoir sceller mes baisers dans une nuque que je découvre parfaitement tracée, à l'équilibre suave, tandis que l’autre main lui ôte le tarif de la nuit et les dépose sur la console à proximité de ses mains immobiles. Les miennes n’en feront rien.

Je retrousse sa jupe, la transforme en une ceinture épaisse alors que ses jambes s’écartent. Petite surprise, ma Marilou est joueuse, elle a pris soin de pimenter le scénario, puisque la voici nue.  A la différence de notre danse éclairée, notre danse de l'instant sera donc un cran plus fiévreuse. Je peux difficilement en prendre ombrage, non seulement elle paye et choisit, mais elle choisit bien de surcroît. Je n'attends pas d'invitation, je me sers. Main en son creux, c’est l’orage, et mes lèvres s’affament, mes dents mordent, son souffle gonfle par râles graves. Ma main droite du ventre, aux seins, je la prends à la gorge, je la prends en otage. « Passe devant. Suis les flammes ». Je préfère lui laisser quelques pas, je veux voir l’actrice, la femme désirable, la femme convoitise, je la veux reine du bal. Entre chaque bougie, tombe une peau. Beau spectacle fond noir, costume noir, peau noire. Veste. Chemisier. Soutien gorge. Talons. Jupe. Nudité vite disparue, elle tourne dans la chambre.

Je fais de même en coulisse, bien moins de grâce, empressement, chaos. Me voilà sur le seuil. Le jeu se poursuit, je me sens la force d’un roc, j’ai devant moi cette belle chatte enfiévrée. Devant moi, elle, le visage enfoui dans l’épaisseur de la couette blanche, son buste presque à plat sur le lit, les genoux écartés, ses mains sur son cul, tirant de part et d’autre et m’offrant l’ombre des ombres. Elle m’invite à me perdre dans l’assaut. Je freine, joue des mains, glisse en son calice, j'entreprends mes propres variations sur Marilou. Elle vit ce que je crée, de l’autre côté du miroir, Alice inconnue, Marilou tentatrice et destructrice, peu importe, je vis le vice. J’aurais pu demander dix, j’aurais même du payer dix fois plus que cent.  Les rêves n’ont pas de prix. Je me joue d’elle, la réciproque vaut sans doute. Je joue cette fois en elle, doucement, résistance d’abord, tension, pression, relâchement enfin. J’explore aussi profond que possible. Mes reins donnent le change en ses reins. A ses râles, les sensations muent, du sillon à creuser à la voie toute tracée, recommencer le travail qu’elle me commande, plus vite et plus fort, travail forcené des mineurs de fond, la perce à la main, acharné, cadencé et martelé. Mon corps par instant perd l’objectif, je ne m’empresse pas de rattraper ses retards impromptus, au contraire j'égrène mon temps bien vite oublié. Sueurs. Mécaniques huilées. Rouages enclenchés, un cran de plus à chaque fois. Jusqu’au déraillement complet, accumulation d’énergie libérée en explosion erratique, apnée spasmodique me conduisant au bout de l’effort jusqu'à épuisement de mes forces. Je m’effondre et sombre au fond du miroir d'Alice.

Les lumières sont vagues, les ombres éparses, membres engourdis, le brouillard s’estompe, le temps se structure peu à peu, l’absence s’efface. Je reprends pied dans la réalité. Je suis assis et sens par intermittence quelques effluves timides de cigarettes.  Dans la diagonale du zinc, il y a toujours le même homme seul avec son verre. Dans le fond de la salle, il y a un groupe, une jolie femme reine du bal dont le regard opaque laisse imaginer toutes les nuits. Les jours sans fin se font de nuit, les nuits sans fond prennent fin le jour.

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