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Celui que j'ai chassé


Y-a-t-il un destin ? Quelque chose qui préside à nos destinées, qui nous fait être ici, ce jour là, à cette heure-ci précisément ? Y-a-t-il un Dieu, Jésus, Jehova, Allah, des anges ou autres muses, qui sais-je encore ? Le chemin est-il déjà tout tracé pour que puisse nous arriver toutes ces rencontres, ces visites qui finissent par nous modeler sans que l'on ne s'en aperçoive? J'ai toujours pensé que la religion n'avait été inventée que pour rassurer l'homme et pour, au passage, l'asservir au besoin. Il n'y a pas de jugement dans cette pensée, je pense que les religions sont nécessaires, elles sont néfastes aussi, certes, mais pouvait-on jusqu'alors normer véritablement les rapports entre les hommes et les femmes ? Qui mieux qu'un Dieu ou des Dieux pour imposer quelques règles à tous et ainsi aider à faire société ? Qui mieux que l'idée d'un supérieur inaccessible, Dieu, Gaïa, Pachamama pour développer l'imaginaire des hommes, les stimuler dans leur pensée, dans leur créations, canaliser et faire rayonner tous ces rêves qui nous assaillent ? Voilà comment les choses se pensent en moi. Le supérieur, le grand tout n'existe que parce que nous l'avons créé dans nos esprits, que parce que de génération en génération des milliards d'hommes et de femmes se sont employés à faire grandir ce qui est sensé embrasser et féconder toute chose. Pourtant ces pensées rationnelles vacillent parfois devant la somme des hasards, devant la tournure que prennent nos chemins au carrefour de nos vies. Faut-il s'étonner de ces rencontres ? Faut-il leur chercher et leur trouver un sens supérieur pour parvenir à les intégrer comme tels ?

Faute de trouver le sommeil, ce sont ces questions que je me pose sans parvenir à trouver la moindre réponse. J'ai le journal de Clément entre mes mains. Je ne l'ai pas ouvert. J'ai une sensation d'étrangeté. La couverture est noire, d'un papier épais, presque cartonné, râpant. Peut-être doit on simplement accepter les choses comme elles se présentent, après tout, pourquoi devoir chercher une explication à tout. Dans tous les cas, je sens qu'il me faudra le lire ce cahier. Il n'y a pas besoin de chercher toujours à expliquer, à comprendre, pas besoin de cela pour vivre et accepter pleinement ce qui finalement fini toujours par s'imposer à nous.

Depuis combien de temps n'étais-je pas revenu à Saugues, le village de mon enfance ? Avec le recul, je me suis aperçu il y a des années déjà que j'avais fui ces maisons pour pouvoir trouver ma place. Rien ici ne me mettait à l'aise, comme si je n'avais pas ma place dans ce microcosme. Pourtant, lorsque l'on me demande dans quelle région j'ai grandi, je ne cache pas une certaine fierté à dire que je viens de ce pays-là. Comme si ailleurs, mon existence ici prenait tout son sens. Pourtant, il a fallu que je parte de cette terre natale à tout prix pour me construire loin de tous les regards du village, ceux de ma famille, des voisins, des clients des troquets, des camarades de l'école privée, des rustauds, des grandes gueules, des discrets, des fourbes ou des commères. Je n'avais pas ma place. J'ai commencé à partir à 14 ans, comme tout le monde en fait, ou presque. Clément lui n'avait poursuivi aucune scolarité. Il avait commencé à travailler tôt à la ferme avec son père. Le lycée était au Puy, passage obligé par la pension. Cela ne me dérangeait pas, au contraire. Aujourd'hui je me dis que si je me suis tant appliqué en cours, c'était pour être certain de partir loin. Pour moi, ce fut une classe prépa à Lyon, puis centrale Lyon. Major de ma promo, une voie toute tracée, ne me restait plus qu'à construire une famille pour étayer cette réussite professionnelle garantie par avance. La famille a été construite, mais malheureusement pas sur des bases très stables. Je pourrais dire que nous étions trop jeunes l'un comme l'autre pour ne pas faire cette erreur là, mais ce serait dire que nous avons fait une erreur. A la réflexion, je crois qu'il n'y avait pas d'erreur, nous avons couru après des choses différentes que nous appelions de toute notre âme alors que ces choses n'étaient ni compatibles, ni souhaitables, ni mêmes existantes. Nos quêtes étaient vouées à l'échec, seule notre rupture définitive nous a permis de voir que nos chimères n'existaient pas, qu'elles n'étaient que des créations, des projections de nos propres angoisses, des pierres constamment ajoutées à des murs qui finiraient par nous séparer l'un de l'autre, par nous emmurés dans nos turpitudes respectives. Heureusement, ces leurres ne nous ont pas tué, nous avons eu l'énergie de la fuite vitale. Nous aurions pu nous en apercevoir avant, tout déconstruire pour refaire des fondations plus stables. Nous n'en avons pas eu la lucidité, peut-être pas le courage. Destin ? Ce serait une belle excuse.

J'étais revenu ici pour rencontrer le notaire qui gère les terres que mes parents m'ont légué il y a 15 ans suite à leur décès respectifs. En général, je procède par entretien téléphonique, mais cette fois-ci pour une raison que j'ignore ma signature in situ était nécessaire. Je n'avais pas posé plus de question, j'avais de toute façon des congés à prendre si je ne voulais pas en perdre le bénéfice. J'étais donc arrivé en voiture hier en fin de journée afin de voir le notaire ce matin. Tout s'était passé tout à fait normalement, j'avais pris un bon repas assorti d'un Saint Joseph dans le restaurant de l’hôtel. La soupe en entrée malgré un printemps bien avancé, s'expliquait par la présence des pèlerins qui, après une belle journée de marche, faisaient halte de coutume à Saugues, pays de la Margeride et de la bête du Gévaudan. Ils avaient comme point commun les traits tirés, la démarche rouillée de coutume, certains dînaient seuls, d'autres en couple ou petits groupes qui racontaient les efforts de la journée, la longue montée du Monistrol, le détour plus ou moins apprécié par la Chapelle après Saint Privat d'Allier. Moi j'écoutais toutes ces vies qui se croisaient au gré du chemin. Me disant qu'un jour, viendra peut-être mon tour de prendre ce fameux chemin. Jusqu'où ? Je ne sais pas. Clément n'avait sans doute jamais eu l'idée de le prendre ce chemin. De ce qu'on m'avait dit, il n'allait jamais plus loin qu'au Puy, et encore... rarement. La nuit avait été reposante, et au matin les affaires notariales finalement vite expédiées. Le soleil était doux et agréable, j'en ai profité pour m'installer sur les bancs qui précèdent le portique de l'église, c'était jour de marché, et la place de la tour des anglais jouait là son animation de la semaine. Tout le monde s'y retrouvait, les gens des villages alentours faisaient le trajet, sans doute plus pour se voir et se croiser que pour réellement acheter des choses indispensables. En tout cas, prétexte à. Je m'émerveillais de ce spectacle simple. Des sourires polis, des embrassades franches, des discussions convenues mais indispensables pour entretenir les liens.

Je prenais conscience que ce que j'appréciais ici c'était d'être le spectateur d'un monde que j'avais toujours fuit, mais aimé sans doute. Peut-être une façon de retisser le lien doucement en plongeant mon corps avec extrême lenteur dans l'eau froide du plateau et progressivement par cercle concentrique me retrouver au cœur du lac. Ne devient-on seulement un homme que lorsque l'on a perdu définitivement ses parents ? Un homme beaucoup plus âgé que moi m'avait dit cela un jour. Il devait bien avoir plus de 65 ans, ancien militaire à la retraite, qui avait perdu ses parents finalement tardivement. Je m'étais dit que cette réflexion avait sa part de vérité. Je m'étais aussi mis en porte à faux face à cette sentence sans retour, j'avais toujours voulu être un homme par moi-même, je n'attendrai donc pas le décès de mes parents pour parvenir à en être un. C'est ce que je m'étais employé à faire, parfois vainement, d'autres fois avec une certaine réussite. Au final, aujourd'hui je sais en ce qui me concerne que la perte de ceux qui m'ont enfanté et élevé n'est pas le point de départ de ma vie d'homme. C'est sans doute une étape, quoi que je puisse bien chercher à me défendre de cela.

Sous le portique de l'église Saint Médard était affichée la parole d'un homme dont je n'avais jamais entendu parler. Après un instant d’hésitation, craignant sans doute le regard qu’un inconnu pourrait poser sur moi, moi, l’homme à la quarantaine qui cherchait nerveusement de quoi écrire dans son sac à dos pour recopier à la va-vite un texte spirituel, moi cet étranger qui pénétrait un autre de ces mondes auquel je m’étais toujours refusé. Finalement, je m’étais raisonné, annihilant cette crainte de l’enfant sur ce qui pouvait être pensé à son égard, laissant place à l’homme qui avait envie de saisir l’instant, quel qu’il soit, de faire à son idée et non à l’idée des autres. J’avais donc pris soin de noter sa prière sur un morceau de papier que j’avais trouvé au fond de mon sac à dos. Je trouvais, à quelques détails près, que sa parole était très juste. Elles me parlaient.


Ce soir, le cahier de Clément entre mes mains, je relisais ces mots, ceux du patriarche Athénagoras.


«  La guerre la plus dure, c’est la guerre contre soi-même. Il faut arriver à se désarmer. J’ai mené cette guerre pendant des années, elle a été terrible. Mais je suis désarmé. Je n’ai plus peur de rien, car l’amour chasse la peur. Je lâche prise devant la volonté d’avoir raison, de me justifier en disqualifiant les autres. Je ne suis plus sur mes gardes, jalousement crispé sur mes richesses. J’accueille et le partage. Je ne tiens pas particulièrement à mes idées, à mes projets. Si l’on m’en présente de meilleurs, ou plutôt non, pas meilleurs, mais bons, j’accepte sans regrets. J’ai renoncé à comparer. Ce qui est bon, vrai, réel, reste pour moi le meilleur. Ainsi je n’ai plus peur. Quand on n’a plus rien, on n’a plus peur. Si l’on se désarme, si l’on se dépossède, si l’on s’ouvre au Dieu-Homme qui fait toutes choses nouvelles, alors, Lui, efface le mauvais passé et nous rend un temps neuf où tout est possible. »

Clément avait-il vécu autrement que dénudé de toutes ces barrières que nous mettons des dizaines d’années à nous défaire ? J’ai rencontré sa mère avant hier, peu de temps après avoir plié et rangé la prière dans ma poche. Elle venait de dire bonjour à la dame qui accueillait les pèlerins dans sa maison fleurie, je ne l’avais pas reconnue, elle si, et c’est donc elle qui engageait la conversation avec moi, comme si nous nous croisions tous les matins sur la place de l’église. Il y avait bien des années que je n’avais pas pensé à Clément. Je savais qu'il était mort. Il y a deux ou trois ans, je crois. Il avait été un enfant différent, assez particulier pour être en marge de tous les groupes, et vraiment étrange pour rester toujours derrière-moi, un peu comme une ombre qui ne me quittait jamais mais avec laquelle je n’avais pas vraiment de lien. On aurait peut-être pu parler d’un garçon autiste. Sa solitude et son étrangeté m’allaient bien, sans que nous ne jouions vraiment ensemble j’avais ainsi gagné un plus faible que moi, un petit frère à protéger. Il était bon au collège, encore plus en français et en art plastique. Souvent le premier. Y compris en sport. Une carrure de bœuf, déjà.

Sa mère vivait désormais au village dans un appartement presque neuf, elle avait quitté depuis longtemps la ferme familiale dont l’exploitation avait cessé avec la mort du père de Clément. J’apprenais que Clément, lui, sans prendre la suite de son père avait déployé toute son énergie à faire de cette vieille bâtisse un élément bien à lui. Sa mère m'a invité à dîner chez elle hier soir. Je n'avais pas grand chose à faire à Lyon, alors pourquoi repartir tout de suite. Je prolongeais donc mon séjour à l'hôtel.


Elle me raconta l'histoire de Clément, celle d'avant ces derniers mois. Le travail avec son père, son départ du jour au lendemain sans explication. Son absence pendant quelques années sans aucune nouvelle. La crainte des parents qu'ils n'aient été tué. Il était majeur à cette époque, aucune possibilité de faire enquêter la gendarmerie. Les remords du père, tûs jusqu'à la fin. Sa mère ne savait pas ce qui s'était passé entre son défunt mari et son fils disparu. Mais il y avait visiblement eu quelque chose, quelque chose qui avait bouleversé son existence sans qu'elle ne puisse poser aucune question. Elle savait que son mari n'y répondrai pas. Alors il reste la vierge Marie, une fois par mois faire le trajet à la Cathédrale du Puy, en bus. Prier une matinée entière, allumer quelques cierges. Prier encore, puis reprendre le cours de sa vie. Le travail à la ferme d'abord. Puis au décès du mari l'embauche à l'usine de charcuterie.

Puis Clément était revenu. Il s'était installé rapidement à la ferme pour mener la vie d'artiste particulier qu'il s'était choisie. Il voyait peu de gens, seulement ceux nécessaires à l'éclosion de ces œuvres. Des peintures sur tout. Parfois des poèmes illustrés. Madame Lasherme n'y comprenait pas grand chose, mais elle trouvait parfois que c'était beau. Elle était fière de son fils. Elle me disait que Bob Dylan avait acheté beaucoup de ses œuvres. Je restais sceptique. Mais finalement, qui étais-je pour mettre en doute sa vérité à elle ? Je savais que Clément avait développé un univers artistique. Ici les gens parlaient parfois de lui. Encore plus depuis sa mort. On l'appelait parfois toqué du Trouquet, ou plus souvent l'artiste, comme pour l'absoudre, ou dès-fois simplement le fou. Avant sa mort, j'avais souvent entendu l'Indien. Oui Clément avait eu une vie étrange. Finalement à part la proximité qui avait été la notre, on ne lui avait jamais vraiment connus de liens véritables. Sa mère le savait, aussi appréciait-elle ma compagnie, elle retrouvait un peu de son fils. J'essayais de lui parler de lui, même si c'était étrange de faire revivre cela, de me replonger dans mon enfance et ma pré-adolescence, les souvenirs remontaient, je mettais des mots sur des silence, des impressions qui perduraient aujourd'hui.



La nuit dernière j'ai rêvé de Clément. Je marchais devant lui, il me suivait à un ou deux mètres, nous étions adultes. Nous longions le chemin du Trouquet en direction des Salettes. Devant il y avait une silhouette de femme que nous essayions de rattraper sans y parvenir. A la fin nous nous sommes mis à courir, il essayait de me doubler, nous nous battions, la silhouette féminine s'arrêtait mais ne se retournait pas. Je me suis réveillé en nage dans ma chambre sous les toits de l'hôtel, la chambre où dormait Robert Sabatier lorsqu'il revenait à Saugues. J'ai eu du mal à me rendormir. Depuis ce matin, je tourne autour du cahier. Sa mère me l'a donné, en souvenir du seul ami que j'avais été. Il paraît que Clément parlait tout le temps de moi. Des autres jamais. Elle m'a dit qu'elle ne l'avait pas lu. Paix à son âme. Le cahier avait été découvert contre son ventre, étrangement épargné par le sang qui avait tâché toute la pièce. Elle se doutait qu'il y avait là quelque chose qui expliquait. Mais Dieu l'avait rappelé auprès de lui, alors pourquoi chercher à poser sur le mystère de sa mort des mots d'hommes qui ne dirait jamais la vérité des desseins qui sont tracés pour nous. C'est ce qu'elle m'avait dit en ces termes. Mais je crois qu'elle souhaitait que moi je puisse comprendre. Alors j'étais là. Seul dans ma chambre d'hôtel, j'avais trop longtemps repoussé cette lecture. Après tout, je lui devais bien cela, moi qui étais parti comme un voleur sans lui dire au revoir avant d'aller au lycée. S'il me fallait couper les ponts avec mes parents, ce village, Clément en avait aussi fait les frais. Le lire aujourd'hui c'était peut-être affronter une peur. Celle de devoir reprendre racine ici, or je savais qu'il fallait que je fasse la paix ici. C'était mon chemin.



Voilà je l'ouvrais. C'était une écriture d'homme, mais pas pressée, il y avait de la douceur, de l'enfant sans doute. Je le reconnaissais bien là, tout à son étrangeté.





19 mai

Beaucoup de vent aujourd'hui. La météo annonce une tempête pour la nuit. Deux randonneurs se sont perdus sur le chemin. Ils m'ont dit suivre la silhouette d'une randonneuse qu'ils n'ont jamais pu rattraper. De belles et longues jambes, comme elle. Elle s'arrêtait lorsqu'ils s'arrêtaient, repartait lorsqu'ils remettaient leur sac sur le dos. Ils ont cru être sur le chemin, jusqu'à se perdre à la ferme. Je leur ai proposé de dormir à la maison, ils avaient l'air d'être exténués. Surpris de mon intérieur. Toutes ces toiles. J'ai eu peur, peur qu'ils se sentent mal à l'aise. Nous avons longuement discuté de mon travail, de mon approche. Toutes ces femmes peintes, toutes ses vulves colorées, toutes ces mues ensoleillées, mes papillons à moi. Je les laisse voleter partout, ils me tiennent compagnie et m'accompagnent dans mes rêves. Je dois les accompagner aussi. Ils ont souri quand ils ont vu qu'il y en avait de partout, y compris dans la chambre que je leur ai préparé. Des petits, minuscules. Parfois sur des bouts de papier, au dos des emballages cartonnés. Griffonnés, raturés, à la va vite ou avec soin. Selon le temps, le moment, la lumière aussi. Elle n'avait finalement pas l'air apeurée, lui était amusé. Il a joué avec quelques mots. M'a dit que j'éjaculais mes œuvres. L'idée m'a plu. Cette nuit les chattes étaient en chaleur. J'en ai entendu plusieurs dehors alors que je ne trouvais pas le sommeil. Il y avait une silhouette qui marchait toujours devant moi. Nue. Elles criaient aux mâles. Sont-ils venus? Je crois, j'ai entendu aussi les hurlements des chiens. Il n'y avait pas de lune par la fenêtre. Le vent soufflait en rafale. Lui et elle ont fait beaucoup de bruit. Ils ont baisé. Sans se restreindre. J'ai écouté. Ce matin, ils ont repris leur marche, l'air un peu plus fatigué que la veille encore. Nous avons parlé de la marcheuse silhouette. Je leur ai dit que je pensais la connaître, sans l'avoir jamais vue. Ils ont pris mon adresse, promettant une carte à leur arrivée à St Jacques. Elle arrivera. Peut-être. J'ai laissé leurs draps, personne ne viendra après tout. Je me suis mis nu, et j'ai dormi dans les bras de leurs odeurs. Il y avait des tâches sur le drap blanc. Une feuille, pour commencer, j'ai reproduis la tâche. J'en ai fait beaucoup. Des dessins, des peintures, huile, aquarelle, fusain. J'ai moulé aussi. Sculpté un peu. Une tâche à l'infini. Je me suis caressé. Je n'aime pas cela. Mais la silhouette me regardait sans me voir. J'aime cela aussi.



06 août

J'ai retrouvé ce cahier entamé en mai. Il m'avait été volé. Peut-être par un de mes papillons. Je crois qu'il était noir celui-là. C'est toujours ceux-là, je ne les vois pas la nuit, ils viennent me prendre, au lieu de cela ils prennent des petites choses qui disparaissent.



13 août

Cet après-midi le ciel est devenu noir, oppressant. Je me suis caché dans la chambre. Il y avait toujours leurs draps. Leur odeur avait été volée elle aussi. Toujours les mêmes tâches. L'une d'entre elle est presque rectangulaire. Elle est jolie. Elle m'a rassuré pendant que les éclairs se déchaînaient. J'ai revu la silhouette à l'horizon. Qu'attend-elle ? Elle ne bouge pas. Pour un peu je la confondrai avec un cyprès qui annonce les petits cimetières, mais elle ne bougeait pas malgré le vent et les trombes d'eau. Cela n'a pas duré longtemps.



03 septembre

Je suis allé me promener. Comme tous les matins. Toujours elle. Devant moi. Elle s'est aussi approchée derrière moi. Je n'ai pas bougé pour ne pas l'effrayer. J'ai senti sa langue se poser à l'orée de mon pull jaune, chaude et humide, elle est restée là comme une colombe puis m'a léché, la langue en aplat. Elle m'est bénéfique, m'est apparue dans la brume, puis s'est dissipée. J'ai entendu son prénom, elle m'appelait doucement par le mien. Elle était nue, ou alors s'était la brume qui l'habillait. Pas tout à fait blanche, un peu rosée. Je l'ai peinte en rentrant. J'ai choisi une grande toile de jute, celle qui végétait dans l'étable. Je la connais. Je le sais.



04 septembre

Je suis allé chercher ma commande ce matin à la librairie. J'en ai profité pour expédier quelques toiles. Des acheteurs au Japon cette fois. La géographie ne me parle pas. Où est-ce ? Où était-ce ? Il y avait beaucoup de randonneurs au village. J'ai pensé à lui et elle. À leurs cris scrutés toute la nuit. Ils semblaient heureux l'un avec l'autre. Profité pour passer à la librairie prendre ma commande. Poésie, plusieurs livres, Eluard, Baudelaire, Char, d'autres inconnus. Des BD aussi. Le déclic, parfum de l'invisible, l'institutrice, Sempieri et De Lartigue. Le libraire me connaît. Aujourd'hui une stagiaire. J'ai lu. Dégoût devant ma laideur et ce que je lis.



06 septembre

Je continue mes marches matinales. Je pars avant que le jour ne se lève. C'est la meilleure façon de l'épier dans les bois sans qu'elle ne prenne conscience de ma présence. C'est un tableau mystérieux à chaque fois. Derrière le feuillage je distingue sa silhouette toujours dénudée, elle est presque maigre, elle ne pose pas ses pieds sur le sol mais semble y glisser. Il y a toujours un branchage, un arbre ou un oiseau qui me cache son visage. Puis elle me voit et se met en marche devant moi, de sorte que je puisse distinguer ses jambes, ses fesses charnues contrastant avec la fragilité de ses épaules et le port altier et délicat de sa nuque.



09 septembre

J'ai lu toutes les bandes dessinées ce soir, j'ai ingurgité par grande goulée, jusqu'à en être saoul. Je me suis couché cette nuit. Tard. Je fermais les yeux et je voyais toutes ces bouches, tous ces sexes. D'hommes, de femmes. En deux dimensions, en noir et blanc. Impressions imprimées en surimpression impressionnistes. Sommeil haché, entrecoupé de ces visions. Je me suis levé. L'envie fixée à mes reins. Je me suis fait jouir. Toujours cette même sensation. J'aime et je n'aime pas. Mais je ne lutte plus. J'ai pensé à elle, je voulais lui offrir quelque chose d'intime. J'ai pris un carton. Teinte marron. Trempé mon pinceau dans mon sperme et j'ai dessiné des bouches comme des vulves. Que voulais-je lui dire ? Était-ce elle que je dessinais ? Pas suffisamment de matière. J'ai du recommencer sans plaisir.



18 septembre

La femme à la silhouette est revenue. J'ai vu ses yeux qui me regardaient par la fenêtre de l'atelier. Je portais mon pull rouge, il faisait frais et humide aujourd'hui. Neuf jours à peindre avec moi. Moi sur ces bouches grandes ouvertes. J'ai essayé sur du carton noir. Une fois sec, on distingue une petite trace, moins nette que le carton épais qui laisse penser à de la bave d'escargot. Ses yeux me regardaient, elle portait un voile blanc, je ne portais pas de pantalon, pas de slip. Je produisais l'avant œuvre. Nous nous apprivoisons. Un de mes collectionneurs m'a adressé quelques planches originales, une récolte, deux poires. Cela m'a rappelait lorsque je faisais la cueillette adolescent.



01 octobre

Elle m'écrit. Je n'ai pas son adresse. Les lettres sont écrites sur du papier bleu, glissées dans une enveloppe de couleur identique. Pas de timbre poste. Je les trouve à la première heure de mon lever. J'aime son écriture. Je ne comprends pas ce qu'elle écrit. Nous ne parlons pas la même langue. Peut-être l'Est. Elle est douce. Je sais qu'elle m'aime. C'est beaucoup d'attention. Cela fait 12 jours. Une chaque jour. Je n'ai plus rien fait depuis. Je peins intérieurement. Assis sur une chaise, dans la cuisine passablement éclairée, sur la nappe de plastique, je dispose toutes les lettres et je m'endors dans ses bras. Sa peau est douce. C'est la première peau que je touche. Elle me réchauffe, je rêve d'elle. Les heures passent. La pendule. Tic Tac. Et après le jour gris, la nuit laiteuse. J'emporte les lettres avec moi. J'ai peur qu'on me les vole. Alors je les mets dans la boite à sucre et je garde la boite dans mes bras. C'est froid, mais c'est comme un cœur qui palpite. Je l'ouvre parfois dans la nuit et c'est comme un souffle sur mes lèvres.



12 décembre

Première neige. Il faisait froid depuis longtemps. Je me souviens de mon rêve. Sous la douche chaude d'une piscine, une très jeune fille, 14 ans ? 16 ans ? Se glisse entre le carrelage carré et gris et mon torse poilu et ventru. Je suis nu, plein de savon. Ses seins sont pleins, fermes, j'essaye de ne pas regarder alors je fixe ses yeux. Elle me regarde, ingénue et salace, elle essaye de caresser mes couilles, mon bassin fuit à des mètres et mes mains restent appuyées contre le mur. Elle ne me touchera pas. Je ne veux pas. Pourtant je veux lui donner ce qu'elle cherche. Que cherche-t-elle ? Qu'est ce que je cherche ?



13 décembre

Ses lettres s'accumulent. Je me suis remis à peindre hier. Cette fois, je n'ai envie que d'une toile. Peut-être la dernière. Une évidence. Je n'éjacule plus mes toiles. Je suis ce que je veux. Son visage. De profil. Je vais lentement. Pas d'intermédiaire. Directement sur la toile tendue et vierge. Je n'aime pas les esquisses, elle vaut bien plus que cela. Plus que tout ? Peut-être.



14 décembre

Je me demande aujourd'hui pour qui j'écris. Est-ce important de le savoir ? Elle prend forme doucement. Je m'applique. Son visage est légèrement incliné vers l'arrière. La nuque est belle et fine. Je reçois toujours ses lettres. Sans avoir appris, je comprends sa langue désormais. Cela fait une jolie pile. La boite est trop petite. Il faut que je trouve une autre solution. Des objets ont encore disparu, avant c'était dans l'atelier. Hier dans la cuisine et le couloir. Aujourd'hui, un papillon de papier a disparu, je l'avais laissé dans le salon, sur la poutre de la cheminée. Cela se rapproche de ma chambre. Je le sens. Je le sais.



15 décembre

Je suis allé au village. J'ai acheté un petit coffre avec une clef. La clef est pendue à mon cou. Le coffre est plus grand que la boite à sucre. Nous dormons toutes les nuits ensemble. Je m'enferme avec elle dans le coffre et nous nous aimons longuement dans une lumière chaude malgré la nuit. Sous l'édredon il fait toujours chaud. Hier dans sa langue elle a chuchoté à mon oreille qu'elle nous aimait tous les deux. Moi et nous. Pour la première fois, j'ai déposé ma main sur son triangle. Elle n'a rien dit, moi non plus, mais j'ai entendu son souffle, il était chaud et calme.



A mille lieue

tu n'es plus

il t'a fallu

cent pas

pour arriver

ne pars pas



souffle

envole

étreint

la petite poire

en forme de cœur

mords

avale



glisse le sous ta langue

que j'entende ta peau

haleter

respirer

ton souffle

chaud



rassure-moi



28 janvier

Je n'ai plus assez de place dans le petit coffre. Je me suis résolu à n'y laisser que le plus beau de ce qu'elle m'a écrit. Hier ma mère est passée. Elle a vu l'enveloppe bleue déposée le jour même. Elle m'a demandé d'où venait cette écriture qu'elle ne savait pas déchiffrer. Elle m'a dit que cela ressemblait à de l'hébreu, ou peut-être du chinois. Je ne sais pas je lui ai répondu. Puis elle est partie au bout d'un temps top long. J'avais hâte d'ouvrir sa lettre, j'ai toujours hâte. C'est toujours la même odeur. Celle qui est sur mes doigts depuis que j'ai touché son triangle. Je la porte souvent dans ma moustache pour la garder constamment avec moi. Son visage s'éclaircit. Elle a les yeux fermés et les lèvres closes. Elle semble attendre. Quoi ?



29 janvier

Je me suis coupé en travaillant au jardin ce matin. Le sécateur m'a échappé et la plaie était profonde. Elle ne saignait pas au début. Ça palpitait, cela m'intriguait. Puis le sang a commencé à couler le long de ma paume pour glisser vers le poignet. Sa silhouette a approché, je ne l'ai jamais vue aussi blanche, totalement nue. Je ne distingue pas tout à fait encore son visage. Elle a posé ses lèvres sur mon avant bras, a léché le sang qui coulait en remontant lentement vers le poignet, ses yeux me scrutaient, aimants, précis, je me suis perdu en elle. Sa langue est arrivée à la plaie, elle y est rentrée dedans pour me nettoyer comme un petit chat. Ses lèvres ont scellé ma peau et sont restées longtemps. J'ai senti un vertige. Je crois que je me suis évanoui. Je n'avais peut-être pas assez mangé ce matin. Je me suis réveillé sur le canapé. Ma plaie avait disparu.



30 janvier

J'ai voulu recommencer. J'ai pris un couteau. Je l'ai affûté et j'ai coupé en plusieurs endroits. Ma poitrine. Le tranchant de mon autre main. Ma joue. Le lobe de mon oreille. Elle est venue. M'a bu à nouveau. Une nouvelle fois je me suis évanoui. J'étais dans l'atelier. J'avais étendu une toile de lin fin sans armature. Je me suis réveillé, nu. Sur la toile des gouttelettes un peu partout. Comme une pluie en motifs altérés. Des traces larges, parfois longues, d'un rouge désormais sombre, pas uniforme du tout. Mes plaies ont disparu. A l'exception de celle figurant sous mon mamelon. Elle picote. Il y a des racines qui sont encore au bord. Je crois qu'elle pousse vers mon cœur. C'est elle qui sera avec moi désormais à vie. Je le sais, c'est ma fleur bleue, elle m'aide à respirer.



03 février

Cage qui monte

je ne suis plus prisonnier

Cage qui descend

Comme je respire

grâce à ta fleur

qui me pousse

me sonde

m’inonde

je pousse

vers notre monde



Renaissance



22 mars

Il s'est agrippé à mon dos. Le papillon noir a fait sa mue. Il ne veux pas partir. Il m'a griffé en se débattant. C'est comme une cape que je ne parviens pas à enlever. Il essaye de prendre place en moi, je lutte, il me lacère le torse. Je le craignais depuis des semaines. Des objets ont disparu dans ma chambre. Notre réveil. Et des cintres. Peut-être des toiles aussi. Mais il y en a trop, je ne saurais dire. Elle continue heureusement de m'accompagner. J'ai lu hier l'écume des jours, c'est comme si c'était son nénuphar qui poussait en moi. Cela ne me gêne pas. Je suis peut-être affaibli, mais sa chaleur m'irradie. Le tableau n'est pas terminé. J'ai du le recommencer à plusieurs reprises, ses traits s'effacent sans cesse. J'ai essayé en vain plusieurs matériaux pour peindre, plusieurs techniques aussi. Sans succès. C'est comme si elle ne voulait pas que je la matérialise. Elle fuit mon trait, mais sans reproche. Elle poursuit ses rêves avec moi, ses lettres aussi. Aujourd'hui j'ai pris toutes les lettres en photo. Une par une d'abord. Par mois ensuite. Puis l'ensemble sous la forme d'une architecture nouvelle, des étages où vivent nos mots mêlés. J'irai demain au Puy en Velay pour les faire développer par le photographe avec lequel je travaille parfois.



29 mars

Ca y est, j'ai tous mes développements. J'ai tapissé les murs de notre chambre avec son bleu, ses mots que je comprends parfaitement désormais. Cela constitue un grand roman, elle me parle de son enfance dans ce pays que je ne parviens pas à situer. Elle m'a écrit ses premiers chagrins, ses premiers émois. J'ai la sensation d'avoir recomposé un puzzle qui n'avait plus été assemblé depuis des siècles. Il y a toujours autant de douceur dans l'histoire qui s'écrit sur nos murs. Elle est belle. Les cheveux blonds, parfois ornés de quelques teintes châtains. Ce matin, je n'ai plus retrouvé mes charentaises. Les siennes aussi avaient disparu. Nous nous rappelons pourtant les avoir laissées l'un et l'autre au pied de notre lit. Nous avons fait l'amour si magnifiquement cette nuit. C'était une première fois. Ce sont à chaque fois des premières fois. J'ai peint sur ses seins des cœurs et des papillons blancs avec la matière de ma semence. Elle a fait de même avec les coulures qui s'échappaient de son sexe. C'est comme une encre invisible qui nous lie encore un peu plus, je pourrais dire un serment de sang blanc. Elle me parle beaucoup la nuit. Je n'ai plus besoin de dormir avec ses lettres closes dans le petit coffre. Désormais, ses lettres sont partout autour de nous. Nous nageons dans un océan bleu. Je ne sais pas nager.



30 mars



Océan. Femme.

Femme océan

à l'écume de mes lèvres.

Vont des vagues sur ta peau

où ta langue enflamme ton eau

mes eaux se troublent

la marée monte en nous

et m'emporte

je ne sais pas nager

alors flotte dans les creux

et coule dans ton fond

vers les frondaisons

vers le frémissement

bouillonnant

de nos rêves

lumineux



le poignard



03 avril

Je n'ai pas dormi cette nuit. J'étais angoissé. Elle n'était pas là. Elle n'a pas voulu rentrer dans la maison. Est-ce l'ombre que j'ai sur mon dos qui lui fait peur ? Elle a sonné plus d'une trentaine de fois à la porte. A chaque fois, j'ouvrais et elle n'était pas là. Mais elle me laissait sur le seuil un petit quelque chose, à la manière des chats, une brassée d'herbe auréolée de rosée, quelques pissenlits encore assoupis, un peu de terre noire et quelques petits graviers perdus, de la nuit dans un verre d'eau, et puis sa culotte. Oui, elle me l'a laissée. Lorsque je ferme les yeux maintenant c'est son visage parfait que je retrouve. Elle semble apaisée. Elle m'apaise. Un voile blanc s'est formé, il enveloppe son visage tout en laissant apparaître tous ces traits fins. Parfois, lorsque je la vois ainsi, je me demande si elle respire. Je crois qu'elle ne respire pas, mais elle vit. Le voile est attaché comme un chignon mêlé dans ses cheveux ramassés vers l'arrière. Les yeux fermés, la tête basculant avec délicatesse vers l'arrière. Elle est belle. Elle me repose. Je mange peu. Moins je mange plus elle est présente derrière mes paupières. Je me suis endormi avec la pièce de tissu simple qu'elle m'a offert, j'ai léché longtemps le tissu, je l'ai mâchouillé comme je le faisais la nuit lorsque j'étais enfant pour en boire l'essence et j'ai jouis, longtemps. J'aurais aimé qu'elle passe la nuit avec moi. Mais non, l'ombre noire est trop présente. Heureusement l'odeur de ses plis intimes me berce. Pourrais-je en faire du thé ? Comment garder son parfum encore ? Toujours ? J'ai fini par m'endormir au petit matin, la voyant derrière mes paupières closes. Elle me berce.



04 avril

J'ai croisé les premiers randonneurs de la saison ce matin. Je marchais avec elle, ils ne semblent pas l'avoir vu. Je ne comprends pas. Ils m'ont dit bonjour, m'ont parlé, mais sans lui jeter un seul regard. Sont ils aveugles ? La peinture cette fois tient, son visage se compose. Après les avoir croisés, je suis rentré un peu fâché contre ces gens. J'ai décidé de ne plus sortir de chez moi tant que je n'aurai pas su faire prendre chair à son portrait et montrer au monde comme elle m'est chair. Je ne mangerai pas avant.



05 avril



Le vent souffle

cœur

aux quatre vents



l'eau ruisselle

amarres

mes larmes au visage



un pas hors de moi

enveloppe

ses mots sur sa peau

ta chair en moi



lèvres

voiles



reste

reste




06 avril

L'ombre noire a quitté mon dos. Je me suis réveillé paniqué. Ma poitrine compressée au maximum, prête à imploser. Les photos des lettres ont disparu. Le lit était froid de son côté. Où sont elles ? Où est-elle ? J'erre comme un fantôme chez moi, reconnaissant à peine le papier peint jauni, les traces d'humidité, les meubles hérités, le jour ne perce pas. Je ne reconnais plus ma maison. A la place des photos des lettres bleues, il y a des photos qui sont vides, elles n'ont aucune couleur, elles n'ont aucun mot . Ce n'est plus notre chambre, quels sont ces murs ? Les nouvelles photographies ont pris tout l'espace. J'en ai arraché quelques unes pour chercher mes originales. Le mur s'effritait à chaque photo sans vie arrachée. Je l'ai perdue je le sais. Il me l'a volée. Quel désastre ! Je suis allé chercher la photo que j'avais faite des lettres empilées, j'ai couru, me suis heurté contre des meubles qui n'étaient pas à leur place, les objets se jetaient à mon passage frappant genoux, tibias, chevilles, hanche, épaule, poing, j'ai même heurté ma tête contre le liteau d'une porte qui n'avait jamais été aussi basse. J'ai couru malgré tout chercher l'instantané où l'on aurait dit un petit immeuble, une architecture formée d'enveloppes bleues. Je l'avais laissée dans le petit coffre avec les plus beaux de tes mots. Le coffre n'était pas à sa place. La clef était toujours à mon cou. Je l'ai trouvé sous l'évier de l'atelier, il aurait du être dans la grande armoire de noyer. Il n'y avait plus aucune lettre, la photo était là, mais elle ne figurait plus aucune pièce. Elle est morte. Elle est morte. Mon dieu, qui que tu sois, ne me la prends pas. J'ai mal à la poitrine, ma fleur se flétrit, je le vois bien. Où est-elle ? Où es tu mon amour ? J'ai fouillé partout, j'ai jeté une à une toutes mes peintures, toutes celles d'avant. Je viens d'allumer un grand feu dans la cheminée et je brûle toutes mes itérations inabouties. Ejaculations sans fruit. Qu'elles disparaissent ! Qu'il n'en reste plus aucune pour cacher celle qui est mon cœur et ma raison. Toi !



Ça y est, il ne reste plus rien, que des objets du quotidien, et je n'ai rien retrouvé. Pas plus tes lettres, ta culotte, tes photos, tout est vide ici. Au centre de mon atelier, il reste la toile de ton visage. Je l'ai finie hier, j'ai accroché à ton lobe une boucle d'oreille patinée à l'écume de ma semence, j'ai fait de même paresseusement sur le voile qui laisse pénétrer la douceur de tes traits. Tu étais vivante hier, je découvrais ton visage tant de fois imaginé derrière mes paupières. Jamais à la lueur du jour. Je t'ai regardé. Le temps passait. Et je t'ai regardé, souhaitant que nous puissions vieillir ensemble. L'horloge a du sonner plusieurs heures. Je n'ai rien entendu. Enfin nous étions parfaitement. J'ai tout perdu. Je t'ai perdu. Et j'ai tout perdu.



Je ne sais pas quoi faire. Il faut que je fasse quelque chose. Je me suis mis à balayer. Je me suis arrêté. Je ne voulais pas sortir de la maison. Je t'ai cherché. J'ai vidé toutes les armoires, jetant tout dans un vacarme que j'étais le seul à entendre. Peut-être dans le matelas des lits, dans les coussins des canapés, dans les doublures des couvertures, j'ai tout éventré, lacéré... Rien. Rien. Est-ce moi qui t'ai tué, dissoute, évaporée ? Qui était cette ombre greffée dans mon dos ? Était-ce moi ? Tout est mort. Tu es morte. Je suis mort. Toutes les couleurs ont disparu. Je n'ai pas encore osé lever le voile. Celui qui j'ai posé sur ton visage avant de me coucher. Celui déposé pour te dire bonne nuit, je vais me coucher, rejoins-moi quand tu seras prête. Je n'ose pas. J'écris devant ton visage, caché par ce drap de lin épais. J'ai peur que tu ne sois plus là. Ai-je rêvé ? Quel est ce sortilège qui me prive de toi. Je t'aime. Reviens-moi. Rendez-la moi ! Voleurs d'âmes ! Je vous tuerai !





J'y suis allé.



J'ai soulevé le masque.













Bon dieu. Je suis anéanti. Il ne me reste plus rien. Ton visage a disparu. Il ne reste plus rien. Je n'arrive plus à me souvenir. Il faut que je te retrouve. Que je te reprenne au papillon noir qui me vole tout depuis des mois. C'est ma faute. J'aurais du le tuer coûte que coûte avant, même si je devais mourir pour l'arracher de mon dos, de mes entrailles. Je hurle. Je souffre le martyr.



Je viens de prendre un couteau. Enfoncé dans ma main gauche pour ne plus souffrir. Ça n'y fait rien, la douleur physique n'efface pas ma souffrance. Je pleurs depuis longtemps. Et je continue en sanglots convulsifs. J'écris à même le sol. Prostré. Reviens. Reviens. Reviens. Je crie et n'y arrive plus. Pourquoi il ne me reste plus rien. Même plus ta silhouette.



Je sais où il t'a emporté. J'arrive. Ne pars pas trop loin. Surtout ne bouge pas. Attends-moi. N'aie pas peur. J'arrive. Je vais chercher le fusil de mon père. Je vais le tuer. Ne bouge surtout pas. Ne suis pas l'ombre. Reste-là. L'ombre ça n'est pas moi. Ne te laisse pas tromper. Si tu n'es plus là c'est que tu es ailleurs. J'arrive. J'espère te retrouver. Le temps presse.



J'en ai trop perdu à te chercher. Je ne veux pas en perdre à t'attendre.



Je l'ai. J'ai retrouvé les cartouches. Le fusil n'avait pas bougé. Il est chargé. A tout de suite.



Je t'aime.









Ma montre affichait 3h30 du matin.
 
Je l'avais lu d'une traite.
 
Je l'avais relu en boucle, sans pouvoir me détacher de lui, de ses mots, de son écriture presque illisible à la fin. Je sentais sa douleur, je la faisais mienne. Cette silhouette, cette femme, son amour...
 
Stérile ? Je ne sais pas, peut-être fertile finalement.
 
Sa folie.
 
Clément était donc bien le fou que l'on disait. Du moins avait-il basculé un jour dans son autre monde. Ou peut-être avait-il un jour un peu débordé dans le monde qui m'est familier, comme un vase qui déborde et se répand sur le plan de travail. Je n'avais pas de mot. Mon cœur battait fort. J'étais triste, immensément triste. Tout cela m'était étranger. Pourtant, je l'ai vue moi aussi la nuit dernière. Je comprenais tout cela. Je n'avais rien vécu de tel, et ne le vivrai jamais.
Mais je comprenais.
Je me mettais à sa place.
Je reconstituais son univers, son monde.
 
Il avait suivi un chemin vers l'enfance, un chemin sans retour. Je comprenais que mon chemin vers l'enfance lui n'était pas sans retour, au contraire. J'étais moi aussi un funambule, mon imaginaire je l'avais toujours plus ou moins tu. Trop pressé de partir. Clément me montrait l'autre côté de la frontière. J'avais eu peur de marcher vers cette frontière. Aujourd'hui, je savais que j'y marcherai un peu avec Clément, qu'il me guiderait pour ne pas que je la franchisse de trop, juste assez pour que j'en tire un peu plus de moi. Me vient à l'esprit ce passage de la langue d'Anna.



« Je ne suis pas celle que vous croyez. Je ne sais pas pour autant qui je suis, et si je le savais serais-je vraiment celle-là ? Je ne manque pourtant pas d'identité : elle me déborde, elle me jette hors de moi. Je vais peut-être retrouver en moi celle que j'en ai chassé ». Oui, je vais retrouver celui que j'ai chassé.






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