"Jeudi 17 septembre,
C’est quoi, être un homme, Arthur ?
Que me répondrait-il si je lui adressais cette question ? Détournerait-il son visage pour me signifier un refus ? Lèverait-il les yeux au ciel pour me faire toucher du doigt combien cette interrogation est absurde ? Ou bien dirigerait-il son regard vers le sol, comme pour chercher en lui-même ? Ou enfin m’observerait-il, droit, immobile, désemparé, désarmé ? Quoi ? A quoi ressemblerait sa face, en cet instant de vérité ? Y aurait-il une grimace, un soupir d’exaspération ? Un silence de recueillement ? Un air triste et hébété ? Alors qu’il gît comme ne gisent que les cadavres, avec son masque de cire, impénétrable, ses traits épuisés, ses orbites creusées, ses membres d’enfant, son corps disloqué, que m’apprendrait-il à propos de ce qu’est un homme ?
Evoquerait-il la figure triomphante de l’adolescent, cette grâce tranquille et magnifique, cette assurance sans arrogance, l’éclat de ses seize ans ? Devient-on homme lorsque l’armature se déploie, et que la sensualité soudain déborde ?
Me dirait-il les torses qui s’emboîtent, les mains qui effleurent les paupières closes, les doigts qui se nouent, les jambes de l’un qui s’enroulent autour de la taille de l’autre ? Est-on un homme quand on fait l’épreuve de la chair ?
Accepterait-il de parler de sa poésie, de ses vers qui éclaireront les siècles à venir, de ses mots si bien trouvés, si bien agencés qui aveuglaient les bien-pensants, qui stupéfiaient les voyants ? Un homme, est-ce son œuvre ?
Raconterait-il la peau qui affronte le soleil, les muscles dans l’effort, la carcasse qui résiste, les bras qui cognent contre la pierre ? Oui, faut-il avoir surmonté l’adversité ?
Nommerait-il le temps qui façonne, la sagesse qui forge, les épreuves qui polissent, les années qui sculptent, jusqu’à ce que nous ressemblions, à s’y méprendre, à ces statues de marbre posées dans les jardins, et que le lierre enlace ? Être un homme, est-ce seulement vieillir ?
Un homme est-il ce qu’il laisse, ce qu’il lègue ? Notre héritage est-il le témoignage de notre existence ? Ou bien peut-être que seul compte l’instant.
Est-on la somme de ses peurs, de ses rancunes, de ses chagrins, de ses souffrances ? Ou celle de ses étreintes, de ses abandons, de ses désirs, de ses plaisirs ? Ou les deux ?
Il ne répond pas aux questions que je ne lui pose pas. Il est une énigme et je suis une ignare."
Philippe Besson – Les jours fragiles
Éditions Julliard, 2004
Pages 123, 124
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