La nuit est profonde. Je n’entends pas un bruit au dehors. Pas même le chant d’une chouette effraie, pas même le bruit du vent dans les arbres. La neige est tombée. Beaucoup depuis quelques jours. Il y a quelques jours, au début de la neige, dans une matinée grise, tandis que je me recueillais en prière dans ma cellule, entouré du parfum immuable des meubles de pin et de la fraîcheur de la pierre séculaire, j’ai vu un geai posé devant ma fenêtre. Abrité de la neige tombante par l’encorbellement de la fenêtre que mes frères ont un jour érigé ici en ce désert, il s’afférait à briser de son bec un petit gland volé au parterre d’un des chênes alentours, sans doute encore préservé du tapis blanc qui désormais à tout recouvert d’une épaisse douceur. Je ne suis pas parvenu à poursuivre ma lecture et mes prières. J’étais captivé par ce spectacle enchanteur, et lui a fait comme si je n’étais pas là. Je voyais une vie, et je me suis abandonné à sa contemplation. Totalement. Lui qui s’est mis a chanter pour moi, me rappelant le fredonnement d’une lointaine comptine, celle chantée par une jeune fille de ma presque adolescence. Les lèvres d’un rose violent, marchant à mes côtés chaque jour tandis que nous rentrions de l’école, longeant les routes et traversant les champs. Un printemps oublié. Le geai s’est envolé. Mais il est resté. Je me suis confessé pour cela le jour même et les jours suivants encore. Je me suis repenti et j’ai suivi à la lettre les paroles de mon frère.
Le froid pénètre partout ici. Et cette image me réchauffe. Ce n’est pas le premier hiver que je passe ici. Je ne les compte plus et mes cheveux poivre et sel en témoignent, moi qui suis rentré roux et robuste. Nos poêles à bois et les quelques rares cheminées en usage nous apportent un peu de chaleur en de rares lieux de la Grande Chartreuse. Le froid est partout en ce monde disputé par l’écho de la vie. Nous prions pour que l’équilibre ne se rompe pas, pour que le froid jamais ne gagne. Durant les quelques heures de mon sommeil, et plus encore que durant les nuits précédentes, le froid a cherché à dévorer mon âme.Il était cuisant comme une lame acérée. Je me suis levé. J’ai prié. Le corps traversé de frissons, mobilisant mes forces pour ne point trop grelotter. Je me suis ensuite allongé sous l’épais édredon. Avant de me lever à nouveau pour prier encore et apporter mes prières plus fortement encore au monde et à Dieu. Les carreaux de ma cellule étaient tout de givre recouverts. Ma conscience vacillait. Ai-je parlé au Christ ? au geai ? à la jeune fille qui n’a plus de prénom ? J’avais de la fièvre et je me suis recouché. Je me suis réfugié sous les ailes du geai. J’ai trouvé ces derniers jours dans cette image plus de chaleur que je n’aurais imaginé. Elle m’aide. Elle me dévie aussi de ma vie, de la consécration de la vie par la prière, ce vœux que j’ai formulé devant mes pairs qui ont su si bien m’accueillir au sein de la communauté. J’ai conscience de cela, de m’échapper vers un chemin qui m’éloigne du monde pour lequel je me consacre.
Pourtant cette nuit, sous la caresse du geai, mes mains sont venues silencieusement sous mon vêtement. Il m’a fallu du temps pour retrouver mes esprits, piégé dans cette demie conscience, ce rêve d’oiseau, de graine, d’envol. Je n’ai trouvé d’autres moyens que de mordre ma lèvre inférieure jusqu’au sang pour revenir au monde. Mais je n’y suis pas revenu. Cette morsure a attisé la caresse des ailes. Alors j’ai mordu plus fort. Et j’ai fini par céder. Emporté par la fièvre. Je suis triste cette nuit. Je me prépare pour la messe conventuelle. Je me prépare à retrouver la force de notre lien, la force de notre foi. Je me sens indigne de la force de la communion de nos âmes guidées vers la lumière des bougies que Dieu notre Père allume au cœur du monde. Je marche dans le couloir en silence. Devant moi les silhouettes de mes frères à la robe de bure, derrière moi
d’autres de mêmes. Toutes illuminées par la bougie. Aujourd’hui, je serai le célébrant de notre messe, dans la nuit éparsément illuminée par les cierges consacrés, dans la chapelle dénudée, recouverte de chaux blanches, ornées de pierres grises aux jointures, je procéderai à nos rites cartusien immuables depuis la création de notre ordre ici-même. Je n’ai plus besoin de réfléchir à l'enchaînement des gestes. Ils sont en moi, enracinés au plus profond de mon âme. Me prosterner au pied de l’hôtel d’abord. Me diriger dans la sacristie pour revêtir les ornements sacerdotaux par-dessus ma cuculle, guidé par l’introït de mes frères, j'apparaitrai ensuite en silence dans la chapelle et marcherai brièvement jusqu’au milieu des degrés du sanctuaire pour prier et m’incliner, dévot et offert au monde. Après le Gloria Patri, je me relèverai et déposerai sur l’autel un baiser. Nous nous signerons alors tous en silence puis nous laisserons guider par nos rites. Viendra le temps à nouveau du silence et le retour à nos cellules. Après l’aube, j’irai à jeun me confesser et dire la fièvre qui fut mienne. J’attendrai la voie de Dieu afin qu’il m’aide à retrouver le chemin de la contemplation.
Je sais que je trouverai refuge dans nos activités qui se déploient immuables, sans précipitation. Déneiger, seul et en silence. Nettoyer, seul et en silence. Assembler, seul et en silence. Lire, seul et en silence. Prier, seul et en silence. Graver, seul et en silence. Parfois, j’entends l’un de mes frères qui tousse. Un autre qui fait tomber au sol un objet. Une porte qui grince. Le chant d’un oiseau. Le clocher marque le temps. Le temps qui pour nous ne s’écoule plus depuis longtemps, mais qui depuis quelques jours n’a eu de cesse de se rappeler à moi par l’entremise d’un innocent oiseau. Nous gravons notre ordre dans le bois. Nous gravons notre foi dans les plis secrets du monde. Nous lisons et consacrons notre vie à la prière. Quelles que soient les tempêtes, et plus que jamais dans ces temps-là nous prions. Nous prions pour contribuer à la nourriture du monde. Nous donnons notre vie au monde et à Dieu. Nous prions pour être le lien qui unit les hommes. Nous prions pour nous oublier et nous abîmer à notre tâche. Infimes rouages du monde, nous prions pour que l’équilibre du monde puisse être.
Avant la secrète, j’ai prononcé l’Orate fratres. Le chœur ne m’a pas répondu, nous nous inclinons chacun sur les miséricordes et prions ensemble en silence puis écoutons le chant de la secrète. Canon récité en silence pour une communauté s'agenouillant, mains jointes face à l'autel pour la consécration du pain. Alors que nous nous prosternons sur le plancher des stalles, entamant la consécration du calice et préparant notre prosternation pour l'action de grâce, vient à moi l’image des ailes colorées du geai.
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