Ce territoire c’est le mien, le mien depuis des siècles durant. Je n’ai
pas toujours était sage. J’en ai voulu longtemps et souvent aux hommes.
C’étaient il y a si longtemps qu’il me faut faire aujourd’hui un effort pour me
souvenir. Ils m’avaient ôté la vie, moi qui n’avait rien choisi, moi qui
n’avait fait que grandir comme une herbe folle. Ma grand-mère m’avait élevé,
d’ailleurs je n’étais fille de rien. Fille de rien puisque née de personne,
abandonnée au pied d’une souche morte. Ma Mée était passée par là. Déjà vieille
de longues décennies à regarder les hommes de loin. Elle vivait à l’écart du
village, ne les côtoyaient qu’à de très rares exceptions, jours de marché,
jours de foire dans le grand bourg pas très loin. Lorsque nous rentrions de ces
agitations humaines, nous faisions halte sur les grandes pierres, elles
formaient là un grand siège où nous pouvions adosser nos corps fatigués par
l'agitation des hommes. Ma Mée me fredonnait des chansons qui contaient
l'histoire des temps anciens où les hommes et le règne de toutes les vies ne
faisaient qu'un. Ces hommes avaient aimés ces bois.
J'étais bien, contre elle, contre ces pierres chaudes. Nous vivions du
produit de nos mains, des quelques légumes plantés ça et là dans les quelques
clairières de la forêt où nous avions trouvé refuge. Moi contre son sein, elle
contre les saints des autres. Lorsqu’il nous fallait acheter quelque chose, un tissu
épais pour traverser les rigueurs de l’hiver glacial des terres froides ou
encore une pièce de cuir travaillée, nous cherchions à vendre quelques petites
choses dans le grand bourg, écrevisses, grenouilles, faisans piégés, cailles ou
grives, juste de quoi subsister et traverser le vent froid et le brouillard
massif qui gèleraient nos os. Nous craignions les loups surtout à cette époque.
S’ils étaient comme nous, des membres d’une même famille subsistant des
richesses de notre forêt, ils se transformaient lorsque l’hiver devenait
stérile, ils ne nous craignaient plus, s’approchaient toujours plus, prêts à
profiter d’une faiblesse, d’une faille que nous pourrions leur dévoiler. Nous
avions peur des lunes rousses, ces nuits où la folie s’empare des animaux, où
le sang leur monte à la tête, où il faut du sang pour assécher la faim et la
soif de vie.
C’est une de ces lunes qui nous a vu nous éteindre. Ma Mée et moi avions
baissé la garde, pas contre ces loups là, contre d'autres loups, contre les
hommes qui nous ont surpris un jour cherchant dans les fossés quelques
grenouilles à cajoler. Nous avions souvent entendu des rumeurs à notre
approche, des regards de biais, comme une réprobation murmurée, une haine tapie
dans l'ombre des âmes, surtout lorsque des femmes nous croisaient. Ces femmes
là n’étaient pas meilleures que nous, elles vivaient juste au village. Pas
nous. Quant aux hommes, leurs regards me souillaient, me salissaient, je ne
connaissais rien du serpent qui sifflent à leurs oreilles, mais je voyais dans
la fièvre qui enrayait leurs yeux que j’étais gibier. Gibier à traquer, à
retrousser, gibier à pendre par les miches, gibier à foutre. Alors ce jour là,
nous avons été prises sous la foule, la meute des loups civilisés. Non loin au
château, dans les près, quelques bêtes avaient disparu, des moutons prélevés
par la nature pour nourrir le règne animal. Ils les avaient cherchés.
Ils avaient trouvé proche de notre cabane quelques filets de laine
laissés là par les bêtes. Coupables. Nous étions coupables. Il leur fallait une
pâture, des vies à malmener pour exulter leurs vices et leur désir de mort,
faire la foire comme au solstice d'hiver, comme à leur fête des saints.
Coupables désignés. Rossons les ces sorcières ! A l'écartelle ! Sorcières !
Putains ! Elles mangent nos moutons ! Elles engloutissent nos nouveaux nés !
Mauvais oeil ! Sorcières ! Sorcières ! Pendons-les ! Charognes, pire que cela
ils étaient, pire que cela, ils nous traitaient. Notre vie n'a été qu'une
brindille, même pas l'honneur d'un feu de paille pour réchauffer nos cœurs
glacés par leur vilainie. Une corde pour deux. Ma Mée d'abord. J'aurais voulu
arracher mes yeux pour ne rien voir. Moi ensuite. Le grand arbre au dessus des
combes. Et la messe était dite.
C'était il y a des siècles et le pauvre arbre en est mort. Les
promeneurs le voient encore lorsqu'ils s'aventurent dans la partie sombre de la
forêt. Il est immense, blanc, esseulé dans un pré au dessus du ruisseau et du
dévers. Le soleil l'illumine et le caresse, en vain, il ne reprendra jamais
vie, ma haine des hommes l'aura détruit, brulé jusqu'à la sève, à jamais. Mes
excuses à toi qui ne peut plus m'entendre. De là, je me suis répandue dans la
combe, j'ai franchi le ruisseau, gravi le dévers, arpenté les bois, inviter les
ronces à investir la place. Les oiseaux m'ont fuit longtemps, j'avais trop de
bile, trop de haine à crier, trop d'acide à suppurer. La forêt est devenue mon
cœur, le prolongement de ma mort d'abord, un marécage à l'haleine fétide et
putride, un humus où seules des limaces rouges s'épanchaient par milliers,
partout, comme des larmes sanguines. Les hommes ne sont pas revenus pendant des
siècles, les animaux ont mis longtemps avant de sentir ma blessure monstrueuse
apaisée par le néant des années. Ils sont revenus, pas à pas. Ne pénétrant
jamais plus que de raison, prudent devant le manteau glacial dont je m'étais
habillée. Hiver, printemps, été, automne, aucune saison ne m'attendrissait, je
pleurais ma Mée, je pleurais les vies que ces bêtes immondes et insensées avaient
ôtées. Pourquoi ? Juste parce que nous n'étions pas leur reflet.
J'ai mis du temps à essouffler ma haine, un temps qui n'est pas à
l'échelle d'une vie, le temps des sortilèges. Je suis devenue enfant des
sortilèges. Enfant terrible qui ne veut plus enfanter sa haine, seulement vivre
en paix, seule. J'ai enfin posé mon cœur et délaissé le manteau des ombres.
Voilà quelques décennies que les hommes reviennent. Je les observe
silencieusement. Ni bienveillante, ni malveillante. Ils foulent mon corps, mes ramifications
qui partent du cœur des eaux pour remonter les cours et suivre les dévals. Les
racines sont mon labyrinthe, les marais mes pleurs qu'il m'arrive de verser
encore les nuits de solstice, les arbres ma chevelure aux couleurs changeantes
selon la saison, l'humus ma peau qui respire, les fleurs mes yeux joyeux, les
glands mon regard triste. Je ne suis pas encore totalement guérie, la combe
garde l'empreinte de ma mort et de ma haine, mais les choses sont moins
perceptibles, sur le fil de la crête commence une joie sereine qui s'éparpille
dans les champs comme des puits de lumière pour s'échouer dans le lac où
flottent des nymphéas échappés de mes rêves de douceur. C'est là que vit mon
âme. J'y ai trouvé la paix, des rivages sereins et des amies libellules.
Les hommes reviennent, mais surtout des femmes. Je ne comprends pas leur
vie. Ils viennent ici pour chercher ce qui n'existe pas. Certains ne voient
rien, une forêt comme une autre. Mais ils sont nombreux ceux qui viennent
chercher ici une magie que je ne leur donnerait jamais, que je ne peux leur
donner. Elle n'existe pas. Beaucoup de femme, de plus en plus. Je ne veux pas
de ces gens là, je veux rester seule avec mes libellules et les poissons qui
chatouillent mon ventre dans le fond des limons. J'en vois serrer des arbres,
aux thébaïdes comme si un rituel se transmettait entre toutes ces personnes
indistinctes. Ils s'assoient sur ma pierre, disent sentir une onde. Je n'aime
pas leur proximité, ils cherchent une guérison à leur mal. Je ne veux pas les
guérir, alors je leur fait croire que leur rédemption se trouve dans les bois,
or ce sont les bois qui sont le plus marqués par la blessure qu'ils m'ont fait
le jour où j'ai vu ma Mée partir. Pour eux, tout cela est amour, paix,
sérénité, les hommes sont sourds à la nature des choses, ils croient savoir,
ils ne savent rien. Chouettes désorientées, imbues d'elles même, coupées de ce
qui vit en toute chose. Mes fausses pistes marchent, ils passent et se perdent
sous les bois, croient voir et ne voient rien.
Ils sont rares ceux qui viennent sans préconçus, sans vouloir trouver
une force qui n'est que moi. Ils sont rares. Hier ils étaient deux. Un homme et
une femme. Ils sont venus doucement, presque à pas feutrés. Ils parlaient de
leurs vies, de leurs proches, de leurs blessures, de leurs joies. Ils ne me
cherchaient pas moi. Ils s'étaient trouvés eux. Devant la pierre, j'ai senti un
voile, un flou, j'étais dans son regard à elle. Ils n'ont pas fait comme tous
ces hommes, ils ne se sont pas assis sur ma pierre. Ils n'ont fait que la
regarder et j'ai vu au travers des yeux de la petite femme, une veille dame et
une toute jeune fille habillées de guêtres, essoufflées par l'effort de la
montée, mon passé. Ils ont poursuivi leur chemin. Ils ne connaissaient pas le
chemin, elle aucunement, lui le devinait. Je l'avais vu lui de nombreux jours
avant. Il était venu par un autre chemin avec une petite fille sur le dos. Ils
s'étaient arrêtés au bord du lac et avaient contemplé mon cœur. La petite
s'était tue, il n'y avait entre eux et moi plus un son pour nous séparer.
Lorsqu'il a repris son chemin, la petite fille m'a adressé un geste qui voulait
dire au revoir. Cette fois, il était revenu avec une femme, toute petite femme.
Elle est arrivée à mon approche et m'a contemplé comme on regarde des rêves
doux, un regard juste.
Ils sont venus tout prêt. Il l'a guidé une fois de plus vers un lieu que
ni l'un ni l'autre n'avaient jamais foulé. Il lui tenait la main, la devançait
légèrement pour lui ouvrir le pas, se mettait à ses côtés pour compenser le
dévers, prêt à prévenir une chute. Sa démarche n'étaient pas celle de tous.
Elle boitait, je voyais que son corps n'avait pas l'habitude de marcher, son
souffle était court, mais plus que son souffle c'est son bien être que je percevais.
Ils n'étaient pas venu pour me chercher, pour me toucher, pour me pister comme
une force dont on veut à tout prix prendre sa part. Ils n'étaient là que pour
eux. Ils étaient là depuis longtemps en esprit. Ils se sont installés près du
ponton, ont disposé une grande pièce de tissu ocre rouge et s'y sont allongés
après avoir ôté leurs chausses.
Je lu sur les lèvres de cet homme la simplicité d'un désir qui était le
leur, une désir partagé, une douce invitation. "J'ai envie de te faire
l'amour, maintenant". C'était tout en douceur. Je ne connais qu'un égal à
ces mots entendus pour la première fois, celle du chant des oiseaux à la saison
des amours. Il l'a déshabillée, vêtement par vêtement, des gestes tendres et
lents. J'ai découvert son buste et la naissance de son désir de mes eaux aux
siennes, la naissance jaillissante d'un animal de légende, sa licorne à elle,
celle qui boit à ma source aux matinales des belles journées d'été. J'ai craint
qu'ils ne sentent ma présence, je me suis faite silencieuse, il n'y avait
autour du lac et dans les bois que le bruit de leurs baisers, de leurs lèvres
unies, de leur souffle court. Ils étaient nus tous les deux, elle était
allongée sur mes berges, je sentais son corps frémir contre ma peau et je me
suis vu dans son corps, observant le sourire si doux de cet homme, son auréole
formée par le soleil qui perçait au travers des feuillages et le bleu du ciel
virginal.
C'était la première fois qu'ils faisaient l'amour ainsi nus,
complètement nus, sans aucun filet ni protection. Ils m'ont fait cette offrande
là, si belle pour moi qui me suis sentie vivre à l'unisson de leurs êtres. Son
plaisir l'a rapidement submergée et la vague s'est répercutée en elle comme une
écume qui prend toute sa place et s'infiltre dans le sable pour l'humidifier en
profondeur. J'ai aimé leurs soupirs, leurs sourires, leurs yeux épris l'un de
l'autre. Imperceptiblement je commençais à comprendre qu'ils me ressentaient
eux aussi. Leur visage se tournaient vers ma nature et leurs sourires restaient
sereins. Ils ne me craignaient pas, aucune peur de s'offrir à moi. Ils savaient
en cet instant qu'ils étaient beaux.
Elle lui a offert sa
place, et cette fois c'est son dos que j'ai découvert et sous ses cheveux aux
vents, par intermittence, une femme aux grandes ailes. Un dessin protecteur qui
a réveillé en moi la jeune femme que j'aurais du être. J'ai vu dans le visage
de cet ange, le reflet de mon propre visage d'antan, celui de ma prime
jeunesse, celui que j'aurais eu si quelques années m'avaient été offertes, sans
aucune tristesse, sans aucune haine, juste un visage heureux et empli de
bonheur. Elle bougeait au rythme de son sexe, ondulant comme un galet sur la
grève, roulant des hanches sur les siennes, poussée vers le haut, attirée vers
le bas par ses mains délicates mais fermes. Ils se sont aimés ainsi, puis
encore plus, avec cette état de nature, cette fougue animale que j'ai perçu
tant de fois dans la nature qui m'entoure. Rien de malsain, non, juste le désir
subjugué et la communion avec le plaisir de tous les âges. Celui qui fut vécu
par les premiers hommes et femmes de cette forêt, celui qui a cimenté l'amour
et poursuivi l'œuvre de la nature. Il l'a prise comme cela, par derrière.
Y-avait-il désir plus impérieux et aimant que celui qu'ils vivaient. Elle s'est offerte à lui et il l'a prise. Fortement.
Toujours plus fortement. Sa main à lui glissait sur son épaule, soulevait la
masse des cheveux, ses hanches frappaient ce cul appétissant comme s'il en
allait de leur survie, comme si chaque geste devait imprimer la vie et sa
fougue désordonnée. Ainsi, ils se sont écroulés contre moi, heureux de s'être
ainsi aimés tout contre moi, au bord de mes rivages désireux.
Peu avant de partir, il l'a invité à monter sur le ponton. Elle avait
peur, peur que les planches ne cèdent sous leur poids. Alors il lui a tendu la
main, elle a su vaincre sa peur et tous deux se sont présentés face à moi, au
bout du ponton, au dessus de mon cœur, mes eaux flottaient paisiblement, le
soleil les réchauffait, j'ai fait silence autour de moi, je leur ai tendu ma
main et en un souffle ils sont venus avec moi survolant mon cœur et leurs
corps, l'un contre l'autre, unis pour un instant d'éternité.