"Femme
Etre femme, c'est pour Sabina une condition qu'elle n'a pas choisie. Ce qui n'est pas l'effet d'un choix ne peut être tenu ni pour un mérite ni pour un échec. Face à un état qui nous est imposé, il faut, pense Sabina, trouver un attitude appropriée. Il lui paraît aussi absurde de s'insurger contre le fait qu'elle est née femme que de s'en faire une gloire.
A l'une de leur premières rencontres, Franz lui dit avec une intonation singulière : "Sabina, vous êtes une femme." Elle ne comprend pas pourquoi il lui annonçait cette nouvelle du ton solennel d'un Christophe Colomb qui viendrait d'apercevoir le rivage d'une Amérique. Elle comprit seulement plus tard que le mot femme, qu'il prononçait avec une emphase particulière, n'était pas pour lui la désignation de l'un des deux sexes de l'espèce humaine, mais représentait une valeur. Toutes les femmes n'étaient pas dignes d'être appelées femmes.
Mais si Sabina est la femme pour Franz, que peut-être pour lui Marie-Claude, sa véritable épouse ? Voici une vingtaine d'année (ils se connaissaient alors depuis quelques mois), elle l'avait menaçait de se suicider s'il l'abandonnait. Cette menace ensorcela Franz. Marie-Claude ne lui plaisait pas tellement, mais son amour lui paraissait sublime. Il se trouvait indigne d'un aussi grand amour et croyait devoir s'incliner très bas devant lui.
Il s'était donc incliné jusqu'à terre et l'avait épousée. Et bien qu'elle ne lui manifestât plus jamais la même intensité de sentiments qu'à l'instant où elle l'avait menacé de se suicider, cet impératif restait vivace tout au fond de lui : ne jamais faire de mal à Marie-Claude et respecter la femme en elle.
[...]
Seulement, puisque Marie-Claude est une femme, quelle est cette autre femme qui se cache en elle et qu'il doit respecter ? [...] C'est sa mère.
[...]
Il avait à eu près douze ans quand un jour elle s'était retrouvée seule, le père de Franz l'ayant subitement quittée. Franz se doutait qu'il s'était passé quelque chose de grave, mais sa mère dissimulait le drame sous des propos neutres et mesurés pour ne pas le traumatiser. C'est ce jour là, au moment de quitter l'appartement pour aller faire ensemble un tour en ville, que Franz s'aperçut que sa mère avait mis des chaussures dépareillées. Il était confus et voulait l'avertir, tout en craignant de la blesser. Il passa avec elle deux heures dans les rues sans pouvoir détacher les yeux des pieds de sa mère. C'est alors qu'il commença à comprendre ce qu'est la souffrance.
Milan Kundera, "L'insoutenable légèreté de l'être"
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