L'âge donne l'avantage du temps.
Plus celui-ci s'écoule, plus le sable fin passe la taille du sablier
et plus chacun de ces grains en vient à être décomposé, disséqué,
démultiplié. Avec quel surcroît d'attention attend-on le dernier
grain qui viendra achever la pyramide? Plus celle-ci aura pris son
temps et plus son achèvement sera attendu avec émotion. Voilà des
années que je t'écris Karine, des années et pourtant je ne sais
que trop peu de choses à mon goût. Peut-on connaître une inconnue
alors que l'on ne connaît toujours que trop peu ceux qui nous
entourent ? Puis-je te connaître alors que je ne me connais pas
suffisamment moi-même. J'attends. J'apprends. J'apprends et le temps
est mon compagnon. Les puzzles sont affaires de patience et sans
doute de méthode. Se presser reviendrait à terminer l'assemblage de
milliers de pièces en une trop petite volée de minutes. Quel en
serait le plaisir ? Celui d'aller plus vite que tous les
autres ? Un plaisir qui se love dans la condition orgueilleuse
des hommes. Plus vite qu'un tel, mieux qu'un autre, le seul à avoir
franchi la barre des... Et après ? Les corps s'usent et la
victoire d'un jour deviendra le miroir de la mort, celui de la
décrépitude et de l'impossibilité à à nouveau éprouver le
plaisir vécu ce jour de jeunesse bénie où l'ambition nous hisse au
sommet de tous les autres. D'ici je vous domine tous. D'ici je suis
votre maître à tous. Sauf que le sommet s'écroulera et que de
domination il ne restera que le vague souvenir d'une saveur presque
totalement effacée. Alors ce temps où rien ne se passe je le chéris
parmi tous les temps. Il n'est pas un temps tyrannique, il n'oblige à
rien. Au contraire il invite à se laisser rêver doucement, il se
laisse faire, il se laisse conjuguer, il se laisse cheminer comme
l'on marche sans autre but que d'être présent dans cet instant
présent. Ainsi le temps est l'époux de l'imagination fertile. Voilà
ce que j'aime à penser lorsque je retrace les années et la distance
qui nous ont toujours séparé. Nos vies connaissent tout de l'autre
sans jamais s'être croisées un seul instant.
Entre nous, ce lien si
particulier, une correspondance intime. Parfois je me sens un peu
comme cet adolescent que j'étais lorsque les jours de grandes
vacances je guettais le passage de la camionnette jaune du facteur.
Elle passait vers onze heures, et quoi que je fasse, sans le vouloir,
sans penser, je me trouvais toujours à cette heure derrière le
store de la cuisine à regarder par la porte fenêtre, par delà la
barrière. Espérant qu'il puisse y déposer un pli, une petite
lettre à mon intention. Il pouvait s'agir de Karen, d'Aude, d'Aline,
d'Anne. Je n'attendais pas que la camionnette soit sortie du
lotissement, elle n'avait en général pas le temps d’entamer le
tour du rond point qui la mènerait à passer une nouvelle fois
devant notre boîte aux lettres, que j'étais moi-même déjà passé
relever le courrier du jour. Parfois, il n'y avait rien et les
journées prenaient la tournure des jours trop longs. Parfois il y
avait Karen, Aude, Aline ou Anne. Alors mes journées prenaient la
teinte chamarrée des mondes imaginés. L'état de mon être
oscillait entre l'irrésistible envie de décacheter l'enveloppe pour
y voir jaillir les mots, et le désir de prendre ce temps si cher et
si précieux, ce temps pour regarder au travers de l'enveloppe ce qui
pouvait s'y cacher sans jamais parvenir à le savoir. Je ne résistais
pas longtemps, les indices que m'offrirait l'enveloppe viendraient
après, après la lecture des mots. Je lisais puis relisais les
écritures féminines et encore enfantines à plusieurs reprises. Je
ne saurai dire combien de fois, c'était un peu comme si j'essayais
de comprendre et ressentir les sentiments ou les émotions qui
avaient pu guider ces mains de jeunes filles à m'écrire. C'était
plonger au plus profond du papier pour parvenir à en déceler le
grain, l'épaisseur, la rugosité ou la douceur, le parfum, la trace
laissée parfois par la pulpe des doigts d'Aline lorsque celle-ci à
partir d'une publicité de magazine aux photos pleines de rêves en
faisait une enveloppe unique, la marque sédimentée de l'encre bleu
turquoise, violette ou marine presque noire.
Aujourd'hui, je parviens parfois à
retrouver cette nature contemplative et je tâche de rassembler sous
ma langue toutes les couleurs de la plume qui nous fera partager l'un
et l'autre le ressenti de nos réalités comme de nos projections
imaginaires. Je me prépare à glisser sous ma langue un grain de
raisin. Le laisser d'abord ainsi immobile récolter la salive et me
donner une impression fugace du goût sucré qu'il devrait sans doute
m'offrir d'ici peu. Le faire remonter cette fois sur la langue et le
faire rouler en ma bouche, l'invitant à laisser couler par le
minuscule trou créé par le détachement du grain de la grappe un
peu de son jus, le remonter contre le palais et le presser
progressivement pour que, sous la pression, il se répande sur ma
langue attentive, jusqu'à sentir le relief des pépins. Les
immobiliser sous la langue pour pouvoir cette fois placer ce qu'il
reste du grain sous la dent qui viendra le mâcher et le réduire à
une peau épargnée de sa chair. Cette peau je peux rêver que c'est
la tienne, cette chair pourrait être la mienne. Le temps permet aux
saveurs de se développer, au vin de trouver sa maturité, aux hommes
et aux femmes de se découvrir lentement et par delà la distance ou
les prisons, l'esprit est libre de vagabonder sur les terres de son
choix, libre de créer les rencontres improbables. Alors je vagabonde
à l'instant en un autre temps et un autre lieu.
Voilà des années que nous
espérons ce moment. L'avons nous d'ailleurs réellement jamais
imaginé ? Oui, nous l'avons écrit et vécu à tant de reprises
par écran interposé, par lettres et par mots, dans des situations
bien réelles. Moi dans ce train, avec tes mots sulfureux cachés en
ma poche, si proche de mon sexe qui plus tard serait serti par mes
mains comme s'il s'agissait de tes lèvres. Sous les cieux agités de
nos nuits parallèles séparées de six heures indélébiles et
pourtant sans impact sur l'unisson de nos plaisirs. Sous mes doigts
écartant la corolle de mes chairs, recherchant à la rendre béante
juste pour que ton regard s'y perde et s'y noie. Sur tes seins
malmenés et ton sexe avide, toi ma jouisseuse, ma joueuse. Sous des
mots de garce m'habillant chaudement pour déshabiller toute
inhibition. Ce n'était pas que des mots, mais toi et moi ne
pouvions rien faire contre cet océan. Alors nous nous en
accommodions, c'était ainsi et c'était bien ainsi. La distance
comme le temps peuvent être pour ceux qui savent vivre leurs
imaginaires des alliés précieux que l'on caresse et choie pour les
rêves multiples qu'ils nous permettent de vivre. Le temps a passé,
je me suis mis un jour à imaginer comment réduire cet océan à
presque rien. Presque rien, nous y sommes parvenus, désormais il n'y
a presque rien qui séparent nos baisers, et pourtant ce presque rien
est aussi presque tout. Combien de temps nous a-t-il fallu pour
construire habilement notre rencontre sans rien ne cacher à ceux qui
partagent notre vie ? Ton mari. Mon épouse. Nos filles. Quel
curieux voyage leur offrons nous en ayant l'un et l'autre convaincu
nos essentiels que nous pourrions peut-être échanger nos logements
pour deux semaines de vacances et un peu plus. Il a fallu que cela
paraisse naturel, puis il a fallu que tu proposes cette étrange
destination vers les Alpes alors que tout premier voyage en France
aurait du logiquement se passer en terre parisienne. Mais il est
vrai, que pour vous les distances sont relatives. Nous, nous avons
choisi Québec. Nous nous sommes vite trouvés toi et moi, évidemment.
Tout était en place, nos conjoints, bien qu'inquiets à l'idée de
laisser leur chez-eux à des inconnus sympathiques, étaient
d'accord pour ces beaux voyages à moindre frais. Et voilà que vous
êtes là, que nous sommes là pour une journée et une nuit, le
temps de faire connaissance, le temps que nous prenions cette fois le
départ de notre côté pour nous rendre chez vous.
Je te retrouverai d'ici deux
semaines chez toi, dans ton quotidien, dans cette maison qu'il me
semble connaître sans jamais l'avoir vue. Le transat où tu venais
t'allonger sous le soleil caressant d'un automne encore presque
estival, nue sous ta couverture bleue, les mains partant à
l'exploration de ton sexe, goûtant à ton miel, accompagnée de
pensées qui m'invitaient à te fouiller, te lécher, te cajoler
longuement jusqu'à parvenir à te faire basculer dans mes petites
décadences. Le sous sol où ton mari bricolais un jour et où
débordante du désir que j'avais semé sous ta peau tu venais te
défaire de tes derniers vêtements pour qu'il te baise sauvagement.
Ce canapé où l'un de tes anciens élèves est venu un jour glisser
sa main sur tes seins, hésitant au départ puis cédant à ton « on
joue ? » et ton regard qui ne devait rien cacher de ta
gourmandise sensuelle. Voyait-il cette lubricité naturelle et féline
que cachait ta petite phrase. Était-il jeune homme à comprendre
cela ? Ton lit où tant de fois tu as jouis sous mes mots alors
que je débutais ma pause déjeuner et que le soleil se levait à
peine sous tes cieux. Ces draps que tu as souillé de ta pisse en te
laissant envahir d'un plaisir infini à te laisser répandre par le
corps ce que je répandais en ton esprit par mes mots brûlants et
mes caresses invisibles à quiconque, sauf à toi et à moi. Vois-tu
comme déjà je me délecte de découvrir cette fois de mes yeux
l'emplacement des meubles qui ont épousé tes plaisirs, des objets
qui ont absorbé tes cris de jouissance, le parfum de tes draps qui
ont nimbé mes propres rêves et qui ont été tant de fois froissés
par tes doigts refermés rudement sur le tissu, tirant la toile pour
te permettre d'être tout à fait emportée dans ton univers intime,
délicieusement délictueux. J'ai hâte de te découvrir, même en
sachant ton absence, j'ai hâte de vivre ce que tu vis depuis que je
suis venu vous chercher à l'aéroport. Je n'ai pas eu l'occasion de
te questionner, mais as-tu reconnu cette montagne que j'avais prise
en photo un soir en rentrant chez moi alors que je conduisais sur
l'autoroute ? Qu'importe, tous ces paysages tu vas enfin avoir
l'occasion de les voir et de les ressentir.
Dors-tu ? Parviens-tu à
dormir ? Moi je ne peux pas, cela m'est impossible de savoir que
tu es allongée dans mon lit. J'ai vu en venant vous souhaiter bonne
nuit, et vous demander une dernière fois si vous n'aviez besoin de
rien, que tu avais choisi de dormir de mon côté. Ton corps épouse
donc à l'instant l'empreinte de mes formes imprimées grâce au temps
dans le latex du matelas. J'en ai été troublé au point d'être
submergé par l'envie de venir poser ma main dans tes cheveux bruns,
au point d'être poussé à venir ôté lentement tes lunettes pour
retenir le flot des baisers que mon corps voulait te donner. Mathieu
a du me trouver étrange, sans doute s'est-il dit que j'étais un peu
gêné de venir vous déranger dans cette chambre que nous prêtions
à votre intimité. Il ne savait pas à quel point j'avais envie de
t'embrasser, de savourer tes lèvres roses, d'écarter tes vêtements
pour caresser le blanc de cette peau tant de fois découverte par les
photos que tu m'adressais. Depuis que vous êtes ici, j'ai cherché
par tous les moyens à me retrouver seul avec toi, juste pour
t'embrasser, juste pour te baiser de mes lèvres, juste pour te faire
sentir l'ouragan qui couve depuis des semaines à l'idée de ta
venue, pour faire éclater l'orage en espérant que le prochain et
les suivants soient toujours plus dantesques. Si nous étions parvenus
à ce tête à tête comme nous avons failli y parvenir avant que nos
filles ne réclament à nous accompagner à la boulangerie de la rue
d'à côté, que serait-il arrivé ? Serions-nous jamais parvenu
à destination ? Nous-serions nous envolé à jamais vers nos
mondes rêvés ? Aurais-je su retenir mon désir en un seul
baiser volé ? Aurais-je su résister à la langueur de ton
cœur, à ta langue inquisitrice, à ton souffle morcelé, à ton
cœur en chamade comme au brasier de ton regard fiévreux ? Non.
Je le sais. Y céder aurait été la seule voie. Et après, nous
nous serions cachés dans le premier hall d'immeuble, dans le premier
renfoncement de la rue, dans la haie qui longe la rue pour que je
puisse te baiser comme depuis si longtemps je l'imagine, mes lèvres
collées contre ta joue, ma main posée sur ta gorge, mes hanches
ensorcelées par la transe augmentée des années qui ont fait de
nous ces amants de papier ? Je n'ai pu que tenir ta main alors
que nos filles couraient devant nous et déjà j'ai manqué chancelé
tellement ce contact me semblait être le summum de l'érotisme
possible. Nos regards n'ont cessé de se dévorer, nous laissant l'un
et l'autre imaginer ce qui se produirait si nous n'étions que tous
les deux.
Nous ne pouvons rien faire de tout
cela, et c'est ce qui fait pour moi toute l'authenticité de ce que
nous vivons. L'impossible est notre ami. Il nous protège et nous
encense. Il nous rend beaux et uniques. Cela n'a aucun sens pour
celui qui n'est ni toi, ni moi. Cela est une évidence pour toi et
moi. Demain matin, nous savons que nos mains entreprendrons le chemin
de nos jouissances onanistes. Demain matin, je jouirai sous tes
lèvres gourmandes et insatiables. Demain matin, tu jouiras de ma
queue fichée en ta bouche, en ton cul et ton calice. Demain matin,
je m'échaufferai par tes doigts égarés et fichés en mon corps.
Demain matin, je mordrai la peau de ton cou et y graverai la marque
de mon désir. Demain matin, nous céderons l'un et l'autre à nos
étreintes imaginaires. Cette fois, il n'y aura plus un océan entre
toi et moi, seulement une cloison qui séparera nos visages, je me
tournerai sur le ventre, et regarderai vers la tête de lit de la
chambre d'ami, je dépasserai cette réalité pour venir chuchoter à
tes oreilles ton prénom, je te décrirai ce que je fais et choisirai
de te vouvoyer, vous invitant à imaginer quelques obscénités
décadentes, vous poussant à dépasser ce qui reste encore à
dépasser tant nous nous connaissons bien lorsque nous jouissons sans
contrainte de nos corps respectifs. J'ai beau connaître si peu de ta
personne, je connais tous tes méandres plaisirs, chaque mécanique
reptilienne de ton univers intime et sensuel.
Que c'est beau... Je me suis laissée transporter par votre imaginaire.
RépondreSupprimerJ'aimerais presque me noyer en vous.
De vous à moi, cela me fait plaisir de te lire ici, cela faisait longtemps que vous n'aviez pas laissé quelques petits mots.
SupprimerAinsi vous aimeriez presque vous noyer ? Presque dis-tu ? seulement presque ?
Presque? Oui, car la nuance se trouve dans ton texte, au delà de l'imaginaire.
RépondreSupprimerEntre tutoiement et vouvoiement... C'est excitant.
Comme toi, je trouve que savoir manier l'un et l'autre peut apporter un petit plus. Je me souviens d'une phrase que je voulais chuchoter à son oreille. C'était un "tu" alors que je la vouvoyais. Elle aurait été assise au centre d'un vaste hall, quelques minutes avant le spectacle, un "tu" glisser à l'oreille, une rupture dans la distance, où après avoir pris le temps de la guider au fil des heures avec sensibilité et élégance, subitement le "tu" imposait une phrase sans détour, brute d'un désir impératif, presque vulgaire.
SupprimerJe suis envoutée par vos mots, par la belle histoire que vous racontez, cette tranche de vie aussi excitante que tendre. Merci pour ça...
RépondreSupprimerMerci à vous d'avoir su vous laisser envouter.
SupprimerC'est magnifique, doux,fluide et excitant.
RépondreSupprimerVos mots parlent si bien d'une morceau de ma vie. En plus !
( Et le bidouillage entre le tu et le vous, ça aussi, combien de fois...)
Il faudra que tu nous raconte ce morceau de ta vie.
RépondreSupprimerEuh, peut-être...
RépondreSupprimer