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Les corps incomplets


Ma chérie,

Combien de temps déjà ? Trop longtemps, mais jamais assez pour effacer de ma mémoire la douceur de ta peau, cette douceur qui me faisait glisser la main du haut de tes cuisses vers la pointe de tes pieds. Remonter d’une jambe, faire le pont du bassin pour descendre à nouveau. J’ai tant de fois réitéré cette caresse. N’ai-je pas usé ta peau à force de défricher ton parchemin tout entier imprimé sur papier vélin ? J’ai souvent pensé que tes jambes étaient l’héritage de toutes celles qui ont su posséder les hommes à travers les siècles. Entre l’inaccessible, le désirable, le possessif et le trophée. Héritage transmis de siècle en siècle pour rendre esclaves ceux qui te cèdent et se succèdent à tes pieds.

Combien étions-nous à t’attendre le soir lorsque tu étais sur scène ? Combien étions-nous à être rivés à tes jambes graciles, à tes pieds qui frappaient le sol, qui enflammaient tes mouvements de reins, tes brisures de rythme, le paroxysme de ta peau en sueur et les gouttes projetées que j’aurais voulu recevoir en bouche lorsque tes cheveux fouettaient l’air chargé de la scène ? Combien étions-nous ? Je n’ai jamais su. J’étais peut-être seul, et c’était sans doute déjà trop.

Ma chérie, mon rare et précieux palimpseste, mes doigts ont si souvent écrit sur ta peau, dessinant des volutes autour de tes émouvants doigts de pied, mimant le règne végétal, cette luxuriance de l’être qui te caractérisait tant. Je créais mes fleurs, souvent sombres, des fleurs de la nuit dont les pétales envahissaient nos cœurs à les étouffer. Elles recouvraient tes chevilles, cette partie de toi d’aspect si fragile. Je craignais tant qu’elles se brisent entre mes mains lorsque je les enserrais tandis que je te prenais furieusement, perdu dans mon élan à te faire chavirer une fois l’orgasme dispensé par mes doigts jardiniers. J’avais si peur de te rompre à te perdre à jamais. Je craignais tant que tu te fanes que je devenais pour toi un ouvrier de la terre des instants perdus. Je sanctifiais ton champ, t’accordais de la musique, distillais un peu d’engrais en toi. Je faisais pousser des lianes pour attacher ta taille, des lianes rudes et rêches. J’étais un ver immense, envahissant et frétillant, un ver qui cherchait frénétiquement l’entrée de ton con dans une frénésie démente. Toi, ma pousse végétale à l’aspect fragile, loin de moi ton parfum me manque. Pendant plusieurs jours je me suis évadé dans une parfumerie avec l’insolence de tes effluves. J’ai fini par acheter la plus volumineuse des eaux de parfum, ainsi je me saoule de toi à chacune de mes nuits.

 Près de toi, je n’avais de cesse d’enserrer le haut de tes cuisses pour barrer de mon nez la source de tes essences poisseuses. Je vois encore ce que tu me laissais apercevoir, entre deux rangées de fauteuils, lorsque assise sur une chaise, vêtue de hautes chausses, le chorégraphe t’avait demandé de croiser les jambes et de ne plus bouger durant l’heure de la pièce. Je voyais ta chair dénudée, celle de tes cuisses. Comme un éclat de lumière serti d’ombres. Tu étais la seule à rester immobile tandis que les autres danseurs te tournaient autour. Moi j’étais vautour, vautour enchaîné à sa cage, incapable de venir te prendre et t’envoler entre mes serres. Cette partie de toi offerte à nos regards spectateurs, ah… Une cuisse sur l’autre, l’une disparaissant sous l’autre, l’une s’emmêlant, je t’ai démêlée ce soir-là. Je n’ai pas attendu de franchir le seuil de notre petit nid bohème. Non, ce soir-là, je t’ai écartée du chemin. Je t’ai poussée dans le noir et j’ai baisé tes jambes, léché ta peau dans la fraicheur printanière de la nuit, cachés dans un fourré non loin de la grande salle de spectacle, j’ai pris soin de te dévêtir avec une lenteur délicate. Un par un, l’ensemble des vêtements que tu portais a disparu dans la nuit tandis que le lait de ta peau coulait dans mes veines. Poison subtil et profond, je plongeais dans un sommeil ouvert aux brises des rêves. Il y avait cette petite lumière nocturne qui te rendait lune, qui te rendait cratère et moi volcan violent, et tes jambes, tes jambes, comme une nuit sans fin, tes jambes...

Ma chérie, mon ange aux jambes lierres, tu étais à l’époque un fruit encore vert, un fruit à la saveur acidulée. Une pomme juteuse me donnant à trembler, à frissonner. Secrètement j’espérais être le premier, le seul, l’unique et à jamais. Mais chaque fois tu t’échappais courant devant moi à grandes enjambées, riant des tours que tu me jouais, moi courant après toi sans jamais pouvoir saisir ce petit cul qui me narguait. Ah ton cul ! Ton cul vu de dos, tes jambes repliées en lotus, le buste moulé en un petit bustier, les hanches nus et tes genoux qui te donnaient l’assise. Ah ce cul, lorsque tu t’allongeais de tout ton long contre le dossier du canapé, ce cul qui donnait naissance aux enjambées les plus folles de mes fantasmes animaux, ces enjambées qui me faisaient glisser tout contre toi, te transmettant ma chaleur, frottant mon sexe bandé contre le velours tendre de ton entre cuisse.

Un jour que nous revenions d’une longue soirée, tu étais assise sur les marches de bois qui conduisaient à notre lit. Je me suis agenouillé face à toi, posant mes mains sur l’arrondi dur de tes genoux. Mes yeux étaient rivés dans les tiens, attendant un signe de toi, une orientation à me dire, à me laisser faire, à te laisser mettre en forme comme de la pâte à modeler. Il y avait en toi ce regard qui laissait sous-entendre, le blanc-seing. Tu as relevé ton petit pull de cachemire blanc crème, sortant un sein lourd de sa corbeille, me le faisant miroiter comme une coupe qui se présente à l’assoiffé, puis tu as sorti le second sans écarter tes cuisses, tes genoux toujours joints sous la paume brulante de mes mains. Le blanc-seing, j’ai pris soin de transmettre à tes cuisses la chaleur de mes doigts agiles. M’arrêtant à la lisière de tes bas, j’ai entrepris de les rouler, faisant glisser la pulpe de mes doigts entre la douceur de tes cuisses et l’irrégularité ténue du textile, puis le devant, le côté, l’arrière des genoux, sentant cette petite cicatrice que tu as hérité alors que j’étais si loin de te connaître. J’ai chatouillé tes mollets, apprécié comme à chaque fois leur courbe tonique. Mes mains ont échu sur tes chevilles laissant mes doigts caresser de mes ongles la plante de tes pieds, enrobant ta voute plantaire délicate et subtile, sentant la moiteur de ton sang parcourir l’entretoise de tes pieds de marbre blanc. A tes pieds, je t’ai sucé dans un abandon total, longuement dans une quasi dévotion. Une communion de l’excès. Puis comme un réveil, je me suis laissé guider à nouveau de sorte à reproduire la même danse sur ce qui fait ton succès sur scène, prenant soin de ne jamais séparer tes genoux. Ma tête reposait sur tes cuisses et ta main caressait avec tendresse et vice mes cheveux trop long pour me plaire, mais si pratique pour la caresse. Je fermais les yeux, jusqu’à me mettre à nu une fois mon office exécuté, une fois à nouveau pris entre mes lèvres câlines chacun de tes doigts de pieds.

Je me suis mis à nu, me relevant et te montrant comme mon sexe était si brusquement tendu de cet entre-soie déshabillé. Je me suis approché, léger, sans hésitation. Mon gland est venu tester l’élasticité de ta peau, celle qui galbe tes jambes. J’ai enfoncé mon sexe dans cette tendresse, faisant circuler le velours de mon gland, entre le rose tendre et le blanc calme. Le bourrelet que forme le pourtour de mon gland venait s’attendrir à l’envie contre ta peau si dévorante. Mon frein se heurtait à tes muscles, il roulait dans le flot, il se bandait de ta chair. Lentement, j’ai frotté ma queue contre tes si douces et enchanteresses jambes. Oui ma chérie, ma tendre et déviante petite catin, toi qui me hantes chaque jour davantage depuis ton départ de chez nous, toi qui m’as tout permis, qui acceptais tout, qui voulais tout de moi, toi qui rends beau tout ce que je peux inventer pour toi. Toi qui me fuis depuis des mois, qui ne réponds plus à rien. Tu es partie un jour sans laisser de trace sous tes pas. Tu es partie et je reste avec cette dernière vision de toi, nous étions dans le parc aux grands arbres, profitant de la lumière qui perçait du filet de feuilles ouvragé du cognassier. Toi, cheville au corps, toi et la montagne pointue que formaient tes jambes avec pour col le sommet de tes genoux, toi qui les pieds joints parais d’un habillage épais et rougeâtre tes ongles si parfaitement vernissés. L’odeur de ton vernis montait à mon cœur comme un alcool qui enveloppe la gorge pour enrober l’esprit d’un nuage moelleux, une odeur entêtante qui me rendait un peu mal, comme un malaise que je ne parvenais pas à décrypter tout à fait. Ce malaise qui me laissait entendre, sans que je n’y comprenne, qu’après ce soin précis, il n’y aurait plus de pas l’un dans l’autre, plus de pas de danse, d’entrelacs, de pas sautés ou chassés, qu’il ne me resterait plus qu’à redevenir le spectateur des salles obscures où tu te produirais en spectacle.

Avant je ne te connaissais pas, mais avant je te regardais danser avec une belle émotion. Aujourd’hui, toujours tapi dans l’ombre, je souffre de te voir danser, je souffre de ces pas que tu partages avec ces autres qui te tournent autour lors des ballets, je saigne de tous ces gens qui t’acclament. Parfois je t’attends à la sortie des salles, mais je ne te trouve jamais, je vois des jambes qui sortent, d’autres qui courent, certaines qui se couvrent ou se découvrent, mais ce ne sont jamais les tiennes, plus jamais les tiennes.  Ma chérie, mon bourgeon de chair, j’aspire tant à pouvoir encore te surprendre, le désir trépignant d’impatience, comme lorsque je te surprenais sur le bord du lit, le pied subtil, venant briser tes doigts de pied sur le parquet vieilli et abimé, ta voute devenait quasi verticale, prolongeant ta cheville jusqu’au virage du genou. Aérienne tu te faisais. D’autres fois je regardais tes pieds bouger dans tes petites ballerines, toi ma danseuse amoureuse, de petits bonds en entrechats. Mais il s’est créé de la glace entre toi et moi, alors que l’eau est encore chaude pour celle qui glisse à mon rivage. Tu fais l’aigle, frottant la glace de la tranche aiguisée de tes patins, comme lorsque tu dessinais sur la glace des mots que seul j’étais à même de voir parmi la foule qui grouillait autour de nous. Il n’y avait que toi ma chérie, toi et tes longues jambes soyeuses, soigneusement habillées d’un collant épais et coloré. Oui, tu étais ma couleur, tu la portais sur tes jambes, sous ta jupe, les couleurs chatoyantes que je connaissais de toi. La couleur de tes lèvres roses et noires. Je restais sur le bord de la glace. Immobile parmi tous ces gens qui s’élançaient sur la piste. Aujourd’hui la foule me noie, je ne te vois plus. Je ne distingue plus ton visage. Tout n’est qu’ombres, reliefs et corps incomplets.
Tu me manques,
Tellement.

Commentaires

  1. J'étais à la fois la peau et la liane, la douleur et le plaisir, lointaine et perdue, gland et et jambes.

    Les quatre deniers moment : sublimes

    (J'ai lu quelque part que le tu mettais laissais le lecteur en dehors du texte. Depuis, je cherche, je teste. Et je crois que cette affirmation est fausse quand le tu est une adresse et non une action. Me suis-je fait comprendre ?)

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    1. Je ne vois pas comment le tu peut mettre de la distance. Au contraire s'il y'a tu, il y a je, ce qui ne fait qu'impliquer d'avantage

      Si je comprends les grandes lignes, je ne comprends pas le "quand le tu est adresse

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    2. Au fait, c'est quoi les quatre derniers moments qui font l'objet de votre sublime dont je vous remercie ?

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  2. Je m'interroge encore sur les larmes que ce texte a fait monter en moi...

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    1. Un souvenir ? Une journée de fatigue ? À moins que vous ne soyez enceinte ! :)

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    2. Pitié, j'ai donné, par trois fois, non merci, je suis passée à autre chose désormais ! (rire) Je vous réponds par ailleurs...

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  3. J'allais oublier : merci pour ces mots.

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  4. Ciel que c'est beau ! Sous mes yeux un pas de deux et des notes de musique celles des quatre saisons de Vivaldi .
    Le " tu " , le "je" pourtant intime nous renvoie à nos propres saisons , celles du cœur et, en cela les hivers pleurent les larmes autant que les étés étincellent
    .

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