Chaque matin à 8h, je la vois. Je prends mon café, toujours assis sur le même banc, profitant de la vue sur la mer de Corail avant de débuter ma semaine de travail. Elle est toujours vêtue de la même façon. Il n’y a strictement aucune variation dans sa façon d’être vêtue. Un short qui délimite le haut de ses cuisses sans chercher à mettre en valeur son cul. Un short de gamin de cours d’école, rien de moulant, tout à son aise dans les mouvements. Elle porte toujours une petite veste façon k-way à manche courte d’un bleu plus foncé que son short. Il n’y a là aucune trace de la moindre tentative de séduction. Le vêtement est là parce qu’il est pratique, il protège de la petite brise en ces heures matinales qui ne sont pas encore tropicales. J’observe son étrange et simple balais du lundi. Il y a dans ma contemplation une sorte de rêverie qu’elle crée par sa seule étrange présence. Quelque fois, je ne la vois pas arriver, le nez plongé sur l’écran de mon téléphone, absorbé par mes lectures, je relève la tête et je la vois. Déjà les pieds dans l’eau en train d’avancer dans la mer. Je suis toujours étonné lorsque cela arrive. Après tout, elle passe toujours à côté de moi, sur ma droite, son pas est décidé presque champêtre. Je l’imaginerais parfaitement dans les pâtures à rassembler les bêtes. Énergique, efficace, décidée. Il y a dans sa démarche comme un état de nature qui se fiche bien de ce que les autres peuvent penser. Cette femme n’a rien de la chatte qui cherche à captiver le regard des hommes pour obtenir d’eux la confirmation de sa puissance séductrice. Non, il n’y a rien de cela. Lorsque je manque la moitié de sa venue, je suis toujours un peu déçu, je ne la vois guère qu’une à deux minutes par semaine, alors en perdre la moitié, cela me laisse peu de choses, ou du moins jamais assez.
J’ai noté des variations en elle, cela se situe au niveau de la façon de coiffer ses cheveux. La plupart du temps ses cheveux sont libres d’aller où ils souhaitent, plus rarement, une pince vient les rassembler sur la nuque, quelques fois encore je l’ai vue en chignon. Cela lui donne un air encore plus décidé, plus strict. Je me suis mis à imaginer que sa coiffure formait un langage particulier. Cheveux libre, la voici rêveuse et j’obtiendrai un regard un peu flou lorsqu’elle me regardera sur le chemin qui la ramènera immanquablement dans ma direction pour regagner son véhicule. Un bonjour aussi. Cheveux rassemblés en une pince et le regard sera plus précis, plus appuyé, le bonjour plus intéressé. Chignon strict et je n’aurai ni regard, ni bonjour. Cela ne me dérange pas, j’aime bien la regarder. Même si j’attends une quelconque interaction, je me satisfais de sa présence. Au fil du temps, sa présence est devenue l’objet même de ma pause café. Au début, je cherchais à poser ma respiration avant de me rendre chez mon client. De prendre le temps d’apprécier ces petites choses qui ne dureront pas, de compenser un peu aussi la faible motivation qui aboutit chaque lundi matin à m’enfermer quelques heures dans un environnement blanc aux stores baissés. Mais aujourd’hui, les choses ce sont sensiblement modifiées. Je suis là pour la regarder. Elle passe à mes côtés à grand pas, marche tout droit le regard porté vers la mer. Au large il y a l’îlot Canard, ses grand pas résonnent d’abord sur la terre de cocotiers, puis s’enfoncent dans le sable orangé un peu épais de la Anse Vata, souvent il y a du vent, souvent la mer est un peu trouble à cet endroit. J’apprécie d’autant plus lorsque, le vent posé, elle devient si limpide que sa contemplation devient un régal. Ses pieds son chaussés de bottines de plongée noires.
A l’approche du rivage des petites vagues, elle ne fléchit pas, elle ne ralentit pas, elle rentre dans l’eau, sur deux bons mètres. Le temps d’avoir de l’eau jusqu’à mi-cuisses, pour un peu son short tremperait dans l’eau. Mais cela n’arrive jamais. C’est d’ailleurs un petit exploit en soit. Puis, elle vient à s’arrêter. Elle ne bouge plus. Cela dure l’instant de quelques secondes, oh, vraiment pas longtemps, peut-être même n’est ce qu’une fraction de seconde ou mon souffle se suspend pour voir si elle reproduira le même geste point par point. Et c’est toujours ce qu’elle fait. Toujours les mêmes gestes. De sa main gauche, elle vient caresser la surface de l’eau, opérant des mouvements de huit, puis tapotant un peu l’eau. Peut-être cherche-t-elle a appeler une sirène ? Peut-être vient-elle cette sirène à ses pieds sans que je ne puisse la distinguer ? Après tout, n’y a t il pas à ce moment là de légers remous qui s’opèrent sur les vagues approchantes. J’ai noté en effet l’impression que la mer devient irisée à ces instants. Une fois cette caresse à la mer offerte, elle plonge doucement son bras droit dans l’eau en courbant son dos afin que son bras puisse être englouti jusqu’au coude. Son bras décrit cette fois des cercles relativement courts, dans un mouvement assez lent. Le tout est l’affaire de quoi ? Une minute ? Trente secondes ? Il faudra que je songe à chronométrer tout cela, c’est une telle régularité que je me revois dans une salle de spectacle à plonger au milieu des danseurs et danseuses. Puis, son bras remonte devant elle, si bien que je n’arrive pas à distinguer ses mains. A nouveau droite, face à la mer, elle reste ainsi quelques secondes. Puis, la voilà qui opère son demi tour, refaisant le chemin inverse en passant toujours sur ma droite. Je ne sais pas précisément ce que fait cette femme avec son rituel hebdomadaire ? Appel des sirènes ? Accomplissement de principe juste pour communier rapidement avec la mer ? Travail de relevé, sans doute. Mais comme je n’en ai aucune preuve, j’aime bien l’idée qu’elle puisse venir simplement dire bonjour à quelques amis marins… dont je me suis pris à penser que j’en faisais un peu partie.
A partir de ce point, je n’ai jamais osé me retourner. J’entends une portière s’ouvrir, une voiture démarrer. Je ne le fais pas plus à son arrivée, je n’ai pas envie de la guetter, de voir ce qu’elle fait avant d’entrer dans mon champ de vision. Le spectateur prend aussi plaisir à ne regarder que la scène sans chercher à deviner ce qui se trame en coulisse. Cela ancre le rêve. C’est ce que je fais avec elle. Aujourd’hui, enhardi par plusieurs lundis d’affilée ou il m’a semblé noter un changement dans son regard et des bonjours presque un peu ému, entre le soulagement, le plaisir simple et l’envie d’en dire plus, j’ai acheté un second café à emporter à la boutique qui se trouve de l’autre côté de la anse de sable doré. J’ai débuté le mien, l’autre est posé à mes côtés, sur ma gauche. A sa sortie de la mer, je me lèverai et lui proposerai de partager un café. Je n’arrive pas trop à a imaginer la scène, j’ai peur d’être maladroit, de bafouiller ma petite phrase. Déjà, je sens mon coeur s’accélérer, ma gorge devenir un peu plus sèche. L’heure de son arrivée approche. J’attends. J’entends une voiture se garer. La porte s’ouvre tandis que le moteur tourne encore. D’habitude le moteur est coupé. Ce ne doit donc pas être elle. J’entends des pas derrière moi, je reconnais finalement son pas décidé, volontaire. Elle passe à mes côtés. Bottines noires de plongée, short bleu, k-way manche courte bleu marine. Les jambes poilues et viriles, les cheveux gris clair, un homme.
Je ne partagerai pas mon café ce matin.
Peux-être est-ce une sirène qui a la nostalgie du temps où elle avait ses écailles...
RépondreSupprimerC'est une hypothèse qui se tient !
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Supprimerc'est parfois plus qu'une hypothèse ;)
SupprimerVous connaissez des sirènes ? Il faut me les présenter !
SupprimerComme il est joli ce texte. Comme il me parle aussi. On est nombreux à avoir une relation intime avec la mer et les rituels qui vont avec.
RépondreSupprimerSi j'avais été à ta place, je l'aurais tout de même partagé ce café... comme quoi. :-)
Merci chère petite Rose
SupprimerBen tu sais quoi, ça me touche qu'un de mes textes puisse te parler. Si, si, je t'assure.
Pour le reste qui te dis que ce café je ne l'aurais pas partagé moi aussi ?
Et puis, quant au personnage, rien ne nous dit qu'il ne le partagera pas.
Rien ne me le dit, pas même toi... :-)
Supprimerps : Bon alors si tu me l'assures, je te crois. Bien sûr que certains de tes textes me parlent, t'es un petit junkie des détails et c'est les détails qui font tout.
La semaine dernière, lundi, il pleuvait, alors je n'ai pas eu le courage de prendre mon café hebdomadaire sous la pluie. Cette semaine, lundi, ici c'était jour férié (les loyalistes fêtent la prise de possession du caillou par la France, les indépendantistes l'opportunité de manifester pour la souveraineté Kanak, et les travailleurs dont je suis en profitent pour buller sur la plage).
SupprimerJ'y suis donc retourné ce matin (mardi). Elle est arrivée vers 8h10, à peu près au moment où j'allais partir. Son short bleu, son petit blouson k way remonté sur le haut des bras. C'est avec la main droite qu'elle a cette fois caressé l'eau, sa main gauche plongeant une petite bouteille dans la mer jusqu'au coude.
C'est le troisième café que je prends ici à cette heure de début de semaine, c'est la troisième fois que je la vois. Aujourd'hui, elle est venue sur ma gauche, en étant plus éloignée de moi. Elle avait un chignon, comme je l'avais imaginé dans ce texte. C'est la première fois que je la voyais ainsi. Mon écriture devait être prémonitoire car elle ne m'a adressé aucun regard, aucun signe. Ceci dit, j'ai pris soin de ne pas chercher son regard non plus. J'ai senti que ce n'était pas le jour.
Une petite perle nacrée en guise de boucle d'oreille. Elle a une jolie nuque. Sa démarche est toujours décidée, assez masculine somme toute.
Voilà pour quelques détails du jour.
Ce sont* les détails (ce qui n'est pas un détail).
SupprimerC'est presque un carnet de voyage au fond.
Cette "histoire/ film" me plait énormément. Et ce n'est pas si facile d'expliquer simplement, pourquoi ?
RépondreSupprimerLa sensation d'une lecture des lisières ? :)
Et bien, je suis heureux que cette fiction réalité puisse te plaire. Question : qu'est-ce qu'une lecture lisiere ?
SupprimerAh hmmm comment dire... C'est bien ce que je disais que ce n'était pas facile à expliquer :D
SupprimerUne lecture des lisières , une lecture des espaces entre deux (ici entre deux personnes), de leurs matières variables ...