Grande Terre 1878
Nous
sommes à bout. Les français nous étouffent. Ils ont volé la
terre. Le lien avec notre terre est indéfectible. Il est en nous.
Dans les cases, entre les clans, au cœur de la mangrove, dans le
lagon, les profondeurs de l'océan, dans notre terre, dans la forêt,
sous les pierres, dans le règne animal, tout nous relie par le sol
que nous foulons, la terre que nous creusons pour l'igname, l'eau qui
inonde le taro, le feu qui brûle dans nos cases, la nourriture que
nous prélevons, le vent qui porte la poussière, nous appartenons à
la terre. Les français viennent de nul part. J’ai entendu parler
du récit de ceux qui ont été montrés là bas. Ceux qui ont vécu
les étranges saisons de leur pays. Ils ont parlé à nos clans, à
nos ancêtres. Ils nous ont dit la cupidité décuplée, les cases de
pierre froide et plus grande que nos grands kaoris, cités obscures,
les fumées des cheminées gigantesques, les femmes qui se payent,
les enfants qui n'appartiennent à aucun clan, les visages obscènes.
Certains de nos pères et de nos sœurs ont coupé le lien, nous
savons qu’ils n’en reviendront pas. Nous le savons. Nous n’en
parlons pas. Les blancs nous étouffent. Ils rongent les quelques
terres qui nous restent, comme les vers dévorent le cœur des
bancouliers. Ils rongent nos os et nos viscères. La terre qu’il
nous reste est impropre à nous faire vivre. Il nous faut nous
déplacer pour trouver de nouvelles terres, puis repartir quand le
sol ne nous nourrit plus. Les blancs sont nés d'une nature
capricieuse, mort d'abord, grouillement chaotique, vacarme des
orages, puis le lent chemin vers le sommeil qui ôte la vie aux
arbres avant la mort, et ce cycle qui se répète infiniment,
façonnant l'usure de leurs âmes. J'ai entendu la parole des
quelques qui sont revenus après des saisons et des lunes, ceux qui
avaient perdu le rythme de l'igname, du taro et des baleines. Peuple
capricieux, peuple corrompu par leur disque de métal cuivré, leur
monnaie froide qui ne puise aucune force dans les liens des clans.
Notre monnaie canaque tisse le lien entre nous, la leur les rompt.
Ils viennent ici s’accaparer notre terre, nos lieux sacrés et
tabous, la nature et la surnature. Ils effacent la mémoire des pères
de nos pères de nos pères jusqu’à nous. Ils nous dévorent
jusqu'à plus soif. J’ai entendu dire que certains clans parlaient
pour savoir s’il fallait les manger à leur tour pour dissoudre le
dieu triste qui les guide. Leur Dieu. Leur Dieu est un leurre, cache
misère, cache honte. Il accable et pardonne, donne et enlève, tue
et protège.
Les
ancêtres du clan parlent entre eux. Ils palabrent avec les vieux,
les hommes, mes pères, mes oncles, mes frères canaques. Il y a des
murmures qui s'échappent de la grande case. Les clans s’unissent,
tous, mêmes ceux qui n’ont jamais été en paix. La rumeur gronde.
Elle circule entre tous les clans par delà la chaîne, les clans de
la mer, les clans de la terre, du levant au couchant, du Nord au Sud,
tous chuchotent. A Teremba, le chef Ataï a jeté au pied du chef
français un sac de terre, il a dit dans notre langue « voilà
ce que nous avions ». Tous étaient silencieux. Le vent
soufflait. Le soleil brûlait. La terre se cachait dans les yeux et
la bouche. Il a jeté à ses pieds un autre sac, plus lourd que le
précédent, plus vide encore. C’était un sac de pierre. Il a dit
en français « voilà ce que tu nous laisse ». Le chef
français a ri. L’imbécile. Ceux des Baxéa de Canala qui étaient
là aux côtés des gardes blancs ont chassé les guerriers de Komalé
du chef Ataï. Il a depuis trouvé refuge à la Fonwhari. Tout le
monde connaît l’histoire. Nous sommes prêts. Pas seulement mon
clan. Pas seulement sur la grande terre. Il se dit à couvert que
Iaai, Dréhu, Nengoné, Kunié, Djubéa Kaponé, Xaracuu, Ajïe Aro,
Paici Camuki, tous se tiennent comme nous, union des clans du Nord,
Hoot Ma Waap, prêts. Le tribu à payer est trop lourd. Privés de la
terre fertile ceux d'avant ont du s'éloigner des lieux tabous où
circulent l'essence de notre vie. La maladie les étreignaient depuis
longtemps. Les paroles circulent en nous, par delà les naissances et
les morts. Nous recevons leur héritage comme la pluie qui tombe de
la lune et pénètre notre âme, la terre. L'héritage légué par
Téa Kanaké est proche de disparaître. Téa Kanaké est né d'une
dent de lune tombée dans le lagon. L'homme lézard a appris les
gestes auprès des esprits. Il nous les a transmis. Aujourd'hui ils
sont ancrés dans notre pilou. Dans les gestes que mes pères m'ont
appris, Téa Kanaké est là. Moi le benjamin, je succéderai un jour
à celui qui fait la coutume, arrange les liens et guide le conseil
des hommes qui font la parole pour la donner aux femmes. Téa Kanaké
nous a appris que nos linceuls, sous l'étreinte de l'arbre qui
marche, nous conduisent à rejoindre l'origine du monde dans la dent
de lune immergée, traverser la roche, glisser vers la mer et être
partout en cette terre. Les blancs ne voient rien de cela. Ce sont
des prédateurs aveugles, des fourmis électriques, sourdes, cupides,
cruelles qui étendent leur colonie au prix de notre vie. Ils ne
comprennent pas que nous sommes un tout, que nous appartenons à tous
les clans canaques, que lorsque mes fils et mes filles viendront ils
seront au clan, ils ne m'appartiendront pas. Ils seront au clan, ils
n'auront pas d'existence autrement. Ils marcheront comme je marche,
pieds nus pour parler aux origines, pour parler à ceux qui sont
passés ici avant nous. Les blancs ne comprennent pas que lorsque je
traverse la forêt, il y a tous ceux de mon clan qui me parlent
depuis le temps de Téa Kanaké. Ils ne comprennent pas qu'il n'y a
qu'un temps, qu'une saison rythmée par nos gestes simples, temps des
mariages, des unions entre les liens du clan et les clans, temps de
semer l'igname, temps du soleil, temps de l'homme, temps de le
récolter, de l'accueillir, temps de laisser le taro croître, temps
de la femme, temps de la pluie, de le récolter, de le fêter,
d’honorer les naissances.
Ils
souillent une terre à laquelle ils sont sourds et impénétrables.
Leur café, leur coton, leurs maigres récoltes et leur bétail
violent l'origine fertile de notre monde. Nous avons demandé leur
départ. Ils nous repoussent. Nous sommes cantonnés dans des
réserves qui ne nous permettent pas de vivre. Nous sommes les
obligés de leur écriture, ce qu’ils appellent la loi. Corvées.
Brimades. Réprimandes. Astiquage. Bastonnade. Travail obligatoire
sur nos terres, mais pour eux. Ils nous disent tribu, cela leur
permet de punir tout le clan si l’un de nous désobéit. Ils créent
des chefs, des petits chefs et des grands chefs. Nos pères n’ont
pas d’autres choix que d’assumer cette charge sans quoi nos sœurs
paieront le prix. Ils dressent notre peuple, l’un contre l’autre.
Nous surpassent dans l’art de la division. Ils promettent les
terres vives, plus grandes que celles d’avant, à ceux qui jouent
du casse tête contre les autres clans. Nous allons disparaître.
Cette parole sera inéluctable si nous ne nous unissons pas. Le mot
circule. Au matin de la grande lune, nous frapperons. Je serai des
hommes. J’ai visiter le lieu tabou avec mes oncles. Je suis un
homme désormais. J’ai confectionné mon casse tête. Mes muscles
tressaillent. Mon coeur vibre. Demain, nous allons reprendre notre
terre. La grande lune va parler pour nous, elle va pâlir leur cœur,
inonder nos ruisseaux de leur sang. Leurs bagnards, transportés,
déportés, relégués, se joindront à nous, ils se retourneront
contre les frères qui les ont trahis. Ils les égorgeront et
voleront leurs bateaux pour partir à jamais d’ici. Demain nous
allons aller à la ferme des transportés. Ils sont blancs. Ils
travaillent dur. Un homme et sa femme, leurs enfants. Ils ne sont pas
mauvais. Mais c’est notre terre. Nous allons la rependre. Détruire
sa ferme ! Les obliger à partir. S’ils refusent nous les
tuerons. Nous l’avons scandé, dansé, chanté. Nous nous donnons
de la bravoure et du courage. Je hais les blancs ! Je veux les
tuer... mais j’ai peur. Je n’en dis rien. Je suis un homme, un
homme du grand clan des Hoot Ma Waap.
Voilà
maintenant sept nuits que j’ai trouvé refuge dans la forêt
primaire, rincé par les averses tièdes sur les flancs de la Dogny.
Je ne suis pas seul. Il y a les mues des scorpions, les phasmes, les
araignées plongeuses, les gecko à crête, les vers. L’armée des
blancs nous attendait. Ils étaient là pour protéger la ferme des
transportés. Nous nous sommes battus. Ils ont tous été tués. Mes
frères. Je les pleure encore. Mes mères, mes sœurs. Tout le clan a
été massacré en représailles. Ils n’ont pas attendus. Ils
savaient, quelqu’un leur l’avait dit. J’ai couru dans la
mangrove, j’ai trébuché dans les trous de crabe des cocotiers,
mes pieds se sont saignés contre les pierres corail, j’ai voulu
leur dire de se cacher, mais tous étaient morts déjà, le crâne
fracassé, la gorge tranchée, le ventre percé. J’ai pleuré. Je
pleurs encore. Je suis resté prostré. Les perruches de la chaîne
avaient fui, les notous, les loriquets, les oiseaux lunettes, les
becs rouges, plus un bruit. Je suis reparti à la ferme maudite, il y
avait encore les traces du sang mêlé de mes frères sur le sol. Je
suis entré dans la maison. La femme était seule. Il y avait ses
enfants. J’ai menacé de tuer les petits prédateurs si elle ne me
suivait pas. J’ai pris leur mère. Un couteau sous sa gorge, et
elle m’a suivi, se taisant, pleurant elle aussi. Elle me suit. Elle
n’a pas le choix. Quand nous avons été assez loin, je l’ai
poussée à terre. Je la haïssais. Je criais sur elle. Je crachais.
Je frappais. Je suis un homme ! Tu as tué mes frères, mes
sœurs, mon clan ! Tu as tué notre peuple ! Ses yeux
étaient exorbités par la peur. Les traits de son visage étaient
durs sous la terreur et sous la colère. Elle crachait à ma face
elle aussi des mots que je ne comprenais pas tous. Elle alternait
panique et colère. Elle était belle. Elle était laide. Je
continuais à la frapper. Puis j’ai saisi ses vêtements. J’ai
lacéré le tissu. Je l’ai déchiré. J’ai posé ma main sur sa
bouche, mais elle ne criait plus. Je m’apprêtais à ôter mon étui
pénien. Mon torse sale et tendu était au plus proche de son ventre.
Je dois être un homme.
Mais
pas cet homme ! La parole de mes ancêtres ne m’a pas appris
cela. Pas ici, pas sur notre terre. Ma première femme. Ce n’est
pas cela. Ce n’est pas une blanche. Ce n’est pas ma conduite. Je
ne suis pas allé plus loin. Je me suis relevé et j’ai frappé.
J’ai frappé le tronc du pin colonnaire,de mes poings serrés, de
mes pieds nus, de mon front. La pointe de l’arbre ondulait dans le
ciel au bout de sa hauteur. J’ai hurlé ma haine et ma douleur.
Elle ne m’a pas quitté. Pourtant, je l’ai laissée libre. Je ne
comprends pas cette femme. C’est une blanche, elle devrait
retourner avec les siens. Mais elle me suit. Elle a voulu me soigner,
mais elle ne connaît pas les plantes. J’ai repoussé ses mains. Je
les connais moi les plantes, mais je ne veux pas être soigné.
A-t-elle peur de se perdre ? De retrouver les siens ?
Désirait-elle quitter son petit clan ? Fuir son monde ? Je
pensais franchir le col hier pour me réfugier sur la côte Est. Mais
je n’ai pas pu. Je n’ai plus assez de force. Elle non plus. Je
n’ai plus entendu la parole des miens depuis sept jours. La révolte
d’Ataï a-t-elle provoquer la mort jusqu’au dernier de mes
frères ? J’ai vu dans la forêt humide des manous accrochés
aux branches, des faces d’hommes et de femmes canaques sculptés
dans les troncs fibreux des fougères arborescentes. Un lieu de
l’esprit, de la nature et de la surnature. C’est un grand lieu.
Je le ressens. Je sais que la blanche le ressent aussi, je le perçois
à sa respiration, à l’attention qui s’empare de nous. Elle ne
devrait pas entrer ici. Mais je n’ai pas le choix, je dois
enfreindre le tabou parce qu’elle, comme moi, avons besoin de
trouver le repos de l’esprit pour échapper à la mort qui s’est
agrippée à nos peaux. Mes pères nous jugeront. Ils ouvriront leurs
bras ou nous rejetteront. Jusqu’au lagon. Jusqu’aux bras des
blancs. Alors nous mourrons. Nous le savons. Nous devons leur parler.
Parler aux voix, aux anciens. Elle le sait, elle aussi. Nous ne
parlons pas la même langue pourtant. Mais je le vois. Elle le voit.
Elle commence avec moi à appartenir à la Grande Terre.
Vivement la Grande Peste...
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