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L'héritage

Il y avait eu mon père. Mon arrière grand-père avant lui. Il y a aura ma fille. Cette terre, elle nous lie. Elle s’enfonce en nous. Nous la respirons. Nous ne sommes pas des raisins qui se gorgent de soleil. Nous sommes les racines qui s’épanchent dans l’arène de cailloutis et de granite. Un jour, elle ne peut plus nous nourrir, et nous nous asséchons. Le soleil va se lever et je la sens. Elle a le parfum d’une fin de nuit. Il fait froid, humide. Ce n’est pas la pluie. Il n’a pas plu depuis des semaines. Cela m’inquiète. J’ai froid. Les étoiles sont encore là, mais à l’Est la couleur change. C’est ma terre. Celle que l’on m’a donnée. Celle que je donnerai en héritage à Lulu, ma fille. Celle qui m’a donné l’amour, qui me l’a repris. A plusieurs reprises. Ainsi sont ses saisons. Elle est âpre. Elle est dure. On n’y passe pas le tracteur pour les vendanges. Heureusement, sinon mon père aurait fait comme tous ceux de sa génération. Endettement, rendement, hectolitre, litrons, litrons, litrons. C’est bien qu’elle soit dure. Elle nous forge. Nous en payons le prix. Il faut toujours en payer le prix, quelle que soit la saison. Il n’y a pas de saison facile. Cette terre, elle m’a fait la rencontrer. Avant qu’elle ne me prenne. Je pense à mon père. A ma mère. Lui ne vivait que pour ses vignes. Elle ne vivait que pour son fils, sa chair, son sang. Il est mort de son sang, son rouge, la bouteille toujours dans la poche de la veste bleue. L’odeur acide de sa transpiration. Odeur de poussière, de schiste, de raisin fermenté, de vinasse et d’amande fraîche. Le mouchoir en tissu qui éponge le front, le crâne dégarni. Vin qui râpe, qui brûle, décape, plante ses crocs acides dans le palais, broie le ventre. C’était ton vin.

Je l’ai changé ce vin. A force de patience, à force de silence. C’est elle qui m’a inspiré. Le vin de mon père c’était le silence et la sueur. Ma mère l’a quitté, en silence. On ne parle pas sur cette terre. Les mots, on les garde. Mon père est né de ce silence. Ma mère aussi. Je suis né de ce silence. Ma fille aussi. Mon vin, c’est le silence. Son silence à elle. Le silence de ses soupirs. Celui qu’elle m’offrait quand je lui faisais l’amour. Ici. Allongés entre les rangées de vigne. C’était dur. Nous sommes dur au mal. Relève la tête. Creuse. Creuse. Taille. Sarcle. Palisse. Effeuille. Epampre. Arcure. Lie. Vendange. Arrache. Plante. Sarcle. Sans fin. Sans mots. On s’abîme les mains. Le dos douloureux. On ne dit mot. Ou presque. C’est ce que nous avons fait. Tout cela nous l’avons fait. Et j’ai gardé d’elle cela, la force brute de nos étreintes, l’arcure de ses bras sur le deuxième fil de palissage. La corde brute qui venait liait ses avant bras. Souvent. J’aimais l’immobiliser, nue, sur la parcelle des terres brûlées. A toute heure. Pour voir la lumière changer sur sa peau diaphane. J’utilisais parfois de fines baguettes coupées dans la vigne pour pincer ses seins et empêcher le sang d’affluer. Ou pour faire siffler l’air et imprimer de belles lignes rouges. J’en ai fait ma vigne. Je la taillais. Gouttes rouges qui perlaient sur sa peau blanche, blanche comme les pierres d’ici. Dans les vignes, on parle. En dehors, on ne dit rien. Dans la vigne on parle en retenant, on aligne les mots sans jamais ne rien dire. Dans notre vigne, on ne parlait pas. C’est comme ça qu’elle m’a aimé. Avant que cela ne devienne insupportable.

J’ai froid. Un froid terrible qui me glace les os. J’ai dormi la joue contre notre terre cette nuit. Là où j’aimais la regarder pisser sous mes yeux. Elle relevait sa robe. Écartait ses jambes. Le buste droit. Sa culotte s’empourprait d’une tache sombre se répandant sur le tissu. Elle maintenait sa robe sur son ventre. Et bientôt je voyais le liquide couler sur ses cuisses, sur le sol, raviner des petites rigoles et se perdre aussi dans ses chaussettes salies par la terre. Son regard noir venait labourer l’insondable. Puis elle relâchait le tissu de sa robe et reprenait le travail de la vigne. Parfois je plaçais ma main contre le tissu de la culotte de coton. D’autres fois je creusais la terre mouillée pour répandre sa mixture sous mes ongles. Je suis venu ici par ce que je ne sais pas si elle vit encore. Parfois j’ai peur. Alors je recherche notre refuge. Je vendange mes peurs et je balance tout dans la rigole. Au matin, je me sens moins lourd. Plus léger d’elle. Cette nuit, j’avais quelques réserves avec moi. J’ai bu jusqu’à l’abrutissement. Je voulais crever. Cette fois. Une fois de plus. J’ai hurlé sous la voûte étoilée. Je me suis jeté dans les bras de ma vigne. Il fallait qu’elle m’enserre et finisse par m’emporter de profundis. Mais rien. Rien ! Rien que la nuit ! C’est comme ça que je l’ai tué. Ce qui me liait à elle, je l’ai tué. En ne disant rien. Ce qui était né de nous, je l’ai tué par mes silences et l’amoncellement de choses vicieuses. Des choses vicieuses qui ont fini par effacer nos traces sur la terre. Nous avons perdu notre chemin, il n’était plus possible de faire demi tour. Je ne le voulais pas. Tu as fini par partir, tu devenais folle. Moi aussi. J’ai enseveli tout ça sous plusieurs mètres d’argile et de granite. Mais de ces plaies de coupe, la sève finira toujours par remonter et pleurer. Demain cette terre et cette vigne sera celle de ma fille. Que connaît elle de moi ?


Qu’est ce que je connaissais de toi ? Je connaissais tes lèvres. Je palpais tes seins. Je fouettais tes fesses. Je mangeais à ton cou. Je devinais plus que je ne savais. J’esquissais des traits qui avaient valeur de certitudes. Naissait les volutes de mon vin. Une année de vendange, elle était venue. Elle n’était pas repartie. Pas de si tôt. C’était avant ma fille. Avant ma femme. Il n’y a de traces d’elles que dans le fossé de mes souvenirs. Ma femme est partie. Elle aussi, longtemps déjà. Mais il y a ton parfum, quelque part sur cette terre. Le jus de ton sexe, c’est la rondeur de mon vin. Tes formes amples, la charpente. La couleur des marques sur ta peau, son reflet. Le nez de cuir et de fruit rouge, tes larmes que j’ai pressées et léchées maintes fois. A te faire rendre l’âme. Ton coeur posé contre ma poitrine, la part des anges. Cette nuit l’alcool est venu panser le manque, faire taire la pensée de l’effroyable. Cela n’a pas marché. Je commence à avoir moins froid. Assis sur le muret, je vois le ciel bleu dévorer doucement la nuit noire. Tout à l’heure, les premiers rayons franchiront en silence la première ligne de crête. J’oublierai peu à peu ma terreur du définitif. La terre. Le parfum de la terre. C’est très prégnant en cet instant. Les feuilles sont perlées de rosée. Cela va disparaître. Comme lorsque tu recevais mon foutre sur ton ventre et que nous regardions les traces sécher lentement. C’était là haut, dans le cabanon qui sentait la poussière, les vieux journaux et la toile de jute. Je vais rentrer à la maison. Personne ne m’attend. Ah si, les chiens. Ce n’est pas eux qui me demanderont des comptes. Mais ils seront là. Il fallait que je vienne ici. Parce que c’est sur cette terre, dans les sillons de la pente que je te retrouve. Quand je te sens trop loin de moi, morte quelque part en silence. Le silence de la terre, ses tremblements constants. L’amoncellement de nos secrets scellés. L’héritage que recevra ma fille qui ne te connaît pas. Qui ne sait rien sur toi.

Commentaires

  1. Je découvre, je lis, relis laissant couler mes larmes sur mes joues... c'est fort, c'es beau, mélancolique, merveilleux .... Vous m'en otez les mots, Merci pour ce moment d'émotion

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    1. C'est fort ce que vous partagez. L'envie d'écrire est venue de ce film : ce qui nous lie.
      Un beau film.

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