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La cloche de tourmente

 Texte écrit pour le thème "un peu de magie" -  novembre 2023 du groupe Passion Écrire


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Je ne devrais pas le faire. Personne ne fait cela. Sauf les fous. Sauf ceux qui veulent provoquer la mort. Je ne devrais pas sortir. Je le sais. Je vis ici depuis toujours. Alors, je sais ce qu’il en coûte. Je ne veux plus faire comme si. Il faut que je le fasse. L’Homme est parti il y a cinq jours. Il devrait revenir demain en fin de journée. Si la burle s’arrête. S’il la tempête cesse. Peut être dans deux jours de plus si les congères empêchent l'accès au Plateau. Mais avec lui, c'est toujours le pire qui arrive. Demain, donc. Ce sera demain. Le hameau sur la crête s’est recroquevillé entre ses murs. Comme une vieille noix gâtée par le gel. Rabougrie dans sa coque. Inerte. Il n’y a que l’odeur de fumée que parfois le vent emmène jusqu'à ma porte pour dire que là bas, ça vit encore. Dans ma maison, cela ne vit plus. Plus depuis que l'Enfant a été pris par la grippe espagnole. Encore moins depuis que l'homme est revenu de la Grande Guerre auréolé de la croix de fer. Tout le monde sait qu'il l’a volée à un mort. Du village qui plus est. Dans la boue des tranchées. Le rapace, la charogne. Le vin rend sa langue avide de se montrer. Alors il parle. Il se vante. Pavane. Il n'était pas bon avant. Il est aujourd'hui mauvais. Plus encore. Tout le monde le craint. Je n'échappe pas à tout le monde. Cela se sait ce qu'il a fait. Ce qu’il fait. Plus personne ne nous parle. Plus personne ne nous propose la veillée. La coque est vide, brisée. Son crime c'est comme du broux de noix. Tu peux frotter tant et tant, rien n'y fait. Pestiférés. Ils ne sont pas meilleurs. Mais ils ont la morale. La morale et le pasteur avec eux. L’effet de meute, aussi. Moi j’ai leurs crachats et leurs quolibets, les oeillades méchantes, les coups de l'homme en prime. Tous se valent. Il n’y en a qu’un qui n’est pas comme les autres. Le Martin. Il a toujours été différent. Petit, l’instituteur l’astiquait tout autant que nos camarades. Petit, il me regardait avec des rêves dans les yeux. Déjà. Mon Martin. J’y voyais de la brume. Un voile bleu recouvert par la burle blanche. Il m’écrivait des mots. Gringalet, clampin, moins que rien. Lui continue à me voir. Voir la petite, l’éprise, la douce, la discrète. Fais pas de bruit, disait le père quand je mangeais ma soupe. Pas de bruit quand je rangeais la tablée. Pas de bruit quand je trayais les vaches. Pas de bruit. Pas. Encore moins quand c'était le bruit de ses pas. Martin, il a suivi les siens, quitté le Plateau. Embarqué à Toulon. Martin mon marin, revenu un matin.


Martin. Nous nous sommes dit, pas dans la burle, pas l’hiver. Nous pourrions ne jamais retrouver notre chemin. Mourir de froid. Ou devenir fous comme le vieil Augustin. Mais ne pas te voir, c'est la mort, ma mort. La nuit quand l’Homme est parti, tu me rejoins et repart avant l’aube. Tu passes par le bois pour que personne ne puisse te voir. Il n’y a plus assez de loups aujourd'hui pour les craindre. Mais il y a les hommes. La mort est partout depuis des jours. Je n’en peux plus de cet isolement. Tout est figé. Des monceaux de neige à n’en plus pouvoir. Et la burle, encore et toujours ! Les bêtes alternent entre leurs humeurs placides et la tension. Elles deviennent de plus en plus mauvaises. C'est le hurlement du vent sous la porte de l'étable qui les rends folles. J’ai mis de la paille, j’ai tassé le tout avec de la neige pour empêcher le vent de siffler. Mais rien n'y fait. Les cris rentrent par tous les trous, toutes les failles. Des cicatrices à vif. J'ai peur de devenir folle. J’ai besoin de te rejoindre. La pensée ne me quitte plus. Il n'y a qu’une pensée qui me donne un peu de répit, imaginer braver la tempête. Malgré la burle qui s’abat au cœur de cette nuit, comme les quatre précédentes. Il y a plus de trois mois que nous n’avons pu nous voir. Je ne pense qu'à ça. Je sais, cela ne se dit pas. Mais je ne peux plus le cacher. Notre dernière nuit était une folie. Tu m'as fait fille du diable à me demander de te prendre par derrière. De te trousser, toi, comme tu venais de le faire avec moi l’heure d'avant. Avec tes grands yeux de brume, ta jambe amoindrie, et ton sourire d'ange. Tu m’as dit, prends moi par derrière. Comment te résister, quand ta voix douce me porte aux louanges et sème dans ma petite caboche des graines comme des baisers au vent ? Comment ai-je pu ? Je me demande parfois si c'était un rêve. Être derrière toi. Te regarder sans honte. Tes fesses saillantes, tes hanches fines et ton dos noueux. Entendre l'abandon dans tes soupirs. La timidité vite envolée au creux de la nuit. Toute à toi. J'étais toute à toi. A l’écoute du moindre de tes frissons. Ma main posée sur ta croupe, je te faisais mon homme. Sans crainte. Loin des hommes et de notre Dieu. Sans jugement, je t'ai pris de mes doigts. Et ce soir-là, je crois que depuis beaucoup de choses ont changé. Mais l’Homme n’est pas reparti faire son commerce à la Ville. Il aura attendu trois mois et que la burle vienne me rendre prisonnière. Je te désire. Je ne peux plus attendre. Je sais que tu ne viendras pas. Parce que malgré tes rêveries plein la tête, tu sens la nature et tu sais quand il ne faut pas la forcer. Mieux vaut la caresser que lui faire face de front. C'est toi qui m’a dit cela un jour en me parlant de la rivière en bas du vallon. Là où tu te réfugies pour braconner un peu, loin de la loi des hommes. Mon Dieu comment est-ce possible de t’aimer et te désirer autant. Dès que je me trouve au lit, je me branle. Et mon con, si tu savais mon con comme il en bave. Évidemment, je n’oserai pas te dire ça. Cela ne se fait pas et j'en fait déjà assez. Mais c'est vrai. Je me branle. Je me cache parfois pour faire cela. À tout moment. N’importe où. Accroupie dans la hêtraie. Enfermée dans mon cagibi. Dans la cuisine lorsque je me lave avec la bassine d’eau chaude. À la traite des vaches, une main sur un pis, l'autre dans mes jupons. Il y a une image qui toujours me déclenche. Ton petit trou. Le renflement de ta peau à cet endroit. Comme une lèvre un peu pincée. Et ma langue qui fait les frondaisons. Et voir mes doigts. Mes doigts disparaître. Comme happés. Comme si tu les appelais à toi pour les dévorer. Me remémorer toute la délicatesse beauté de ton abandon. De ton offrande. Il n’y a qu'un fou pour provoquer pareille magie. Tu es fou et je le suis.


Alors voilà. Il fait nuit. Le vent hurle. La neige frappe mon visage. Je n'ai jamais eu aussi froid. Mes pieds s’enfoncent dans la couche poudreuse. Je crois entendre des hurlements. Pas des loups, mais des chiens. Les chiens de chasse du hameau sans doute. Bêtes perdues dans la nuit. Pauvres bêtes, abandonnées au mauvais temps. La burle prend tout sur son passage. Elle ne rend rien que la misère. La nuit est épaisse. La neige forme un mur. Je souffle comme un bœuf. Face au vent du Nord. Face aux éléments. Mais je sais que chez toi, c'est tout droit. Personne ne me verra cette nuit. Tout droit. Ce n'est pas compliqué, tour droit. Personne au village ne me verra passer par les champs. Au mieux une forme, un esprit qui se fond dans le blanc. Oui, je vais leur faire peur. Je les hanterai. Je marche, combien ? Combien de temps. Je trébuche. Je m’affale de tout mon poids. Lourde comme une enclume disaient les frères. Je me relève. Avance tombe. Progresse péniblement. Glisse sur les congères. La neige me brûle. Elle entre partout. J'ai eu beau enfiler les vestes de laine et les couvertures. Je suis déjà glacée. Je devrais être arrivée chez toi Martin. Je devrais frapper à ta porte. Je devrais me blottir contre toi, les pieds presque dans l'âtre et ma bouche sur la tienne. Ma bouche sur ton sexe. Je devrais faire tout ça. Mais c'est de la neige dont ma bouche se vêt. La mort. Le baiser de la mort. Je commence à avoir peur. C'est toi que je veux. Je veux la vie. Je veux pas la mort. Je veux pas l’Homme. Je veux pas de ma vie. C'est toi que je veux. Pouvoir encore te lécher et te prendre. Pouvoir encore te griffer et te mordre. Pouvoir être ces diables là et s’en réchauffer le cœur, l’âme, le ventre. Repousser tout ce qui nous fait mal. L'éloigner par la force du feu qui brûle en nous. L'incendie en plein hiver. Mais face à la neige et au froid, j’ai beau brûler, je me glace. Je pourrais revenir chez moi. Faire demi-tour. Mais peut-être que je ne suis plus très loin. Faire la machine arrière, c'est la perte assurée. Alors j'essaye encore d'aller plus loin. Est ce que je dois aller à gauche ? À droite ? Est ce que c'est une lumière que je vois ? Mes yeux pleurent, me piquent. Mes mains sont transpercées de mille ciseaux. Mes joues rabotées. Mes poumons me brûlent. Il n'y a même plus trace de mes pas. La tempête fait rage et je crois ne plus marcher sur le sol. Je me sens emportée. Je vais mourir. On se l'était dit, Martin. Jamais sous la burle. J'aperçois une forme noire. Est-ce que c'est toi ? Est-ce que c'est toi que les esprits magiques m’envoient ? Est-ce que tu as su que c'était la dernière nuit et que je ne pouvais que venir ? Pourquoi tu ne t'avances pas Martin ? Mon Amour, mon Diable, pourquoi tu ne viens pas à ma rencontre ? Je crie. Je hurle. Je t'appelle. Mais tu n’entends rien. Le vent dévore mes cris. Comment pourrais-tu m'entendre ? Je dois me relever. Je dois trouver encore un peu de force. Mon ventre m’a tant nourri ces derniers mois, tant de vie en moi que je dois bien aujourd'hui pouvoir en amasser un peu. La concentrer. La rendre dure comme le bronze et m’y appuyer dessus pour faire un pas, un autre, puis encore d’autres. Je me rapproche de ton ombre. Je sais que c'est toi. Je veux que ce soit toi. Au moins mourir avec toi. Oui, partir comme ça. Dieu sera content. J'aurais péché. Payer pour ne pas me repentir. La mort dans l’Amour. Ton ombre. J’y suis. Je pensais commencer à marcher, un pas après l'autre. Mais déjà, j’y suis. Sans marcher. Foutue burle. Une croix. Croix de bois. Ce n’était donc pas toi. Et je vais mourir là. Au pied du Christ. Ce n’est pas lui que j’aime. Alors je m’allonge. Je regarde le ciel. Je pense à tes yeux. Ton regard étrange. Un pont entre deux mondes, je t'avais dit quand on était petiots. Déjà je t’aimais. Mais sans le dire. Je ne te le dis que dans la tête. La neige tombe sur mon visage. C'est beau en fait. Mais qu'est ce que c'est au bout de la croix ? Une tête ? Non… la cloche. La cloche ? Oui, la cloche ! L'ombre ce n'était pas toi. Mais ce n'était pas le Christ ! La cloche de tourmente ! La cloche laissée là pour ceux qui se perdent dans la burle. La dernière chance de vie. Le seul appel qui puisse forcer passage dans le vent. J'attrape la corde et je sonne la cloche. A m'en lacérer les mains. Du sang tombe sur la neige. Avec la nuit je n'en vois pas la couleur. Tout est noir, blanc, gris. J'entends un cri. Un cri d'homme. Je crois reconnaître sa sale voix. Et toi, est-ce que tu vas m'entendre Martin ? Est-ce que ce sera toi qui viendra ? Est-ce que personne n'entendra ? Je n’ai plus de force, la conscience divague dans tes yeux de brume. Je m’y plonge.


Une langue douce. Une langue chaude. Sur mon visage. Sur les yeux. Sur mon ventre. Ce ne peut être la neige, pas de glace. Je me sens fondre. Je me retrouve là dans un enchantement. Peut-être que je suis dans le ventre de la bête du Gévaudan. Peut être que c'est le diable qui me réchauffe. Peut être est-ce Merlin. Martin. Merlin. Martin. C'est toi ? Quelle est cette magie qui me rend la vie ? C'est toi ? Martin !? Je vis à n’en pas douter. Ta langue Martin. Ta langue entre mes cuisses. Martin ! Ta langue qui me fait divaguer. Qui efface le sifflement qui rend fou. Qui réchauffe là où tout était glacé. Tu dis m’avoir retrouvée au pied de ta porte. Frappant comme une damnée. Je te parle de cloche tandis que tu poursuis ta quête langoureuse. Ta langue sur le duvet du pubis. Dans le creux du nombril. Léchant mes pieds glacés. Tu me dis que c'est moi la cloche. La cloche qui a frappé à ta porte en pleine nuit, dans le brouillard, dans le tourbillon de la nuit, debout, décidée, brûlante de fièvre. Lovant ma langue de force dans ta bouche avant que tu n’aies pu refermer la lourde porte sur le vent glacial. Par quelle magie ? Par quelle magie Martin, mon Merlin, par quelle magie ai-je pu sonner la cloche de tourmente et me présenter fiévreuse du ventre à ta porte ? Je ne repartirai plus Martin. Je reste là. La mort n'est pas pour moi. Pas pour nous. Tu veux bien que je reste ici ? avec toi ? Toujours. Toujours ? Oui, toujours, tu dis.


Le lendemain. Le ciel était bleu. Le village était en émoi. Le mal avait frappé. À moins que ce ne soit la main lourde de la justice. Il n’avait pas fallu longtemps pour que tous les hameaux du Plateau le sachent. De visiteurs en visiteurs, la parole file aussi vite que le vent. Plus vite que la marche des hommes. La parole qui se réjouit du mal. Combien de temps la cloche de tourmente avait-elle sonné. D’habitude, aucune tempête ne peut effacer son chant. Son appel à l’aide a toujours été entendu. Alors comment le voleur de croix de fer avait-il pu rester muet sous la cloche. Mort de froid. Le visage horrifié dans l’effort de la corde tirée. L’Homme était mort. Au creux du plateau, il n'était pas attendu si tôt. Personne ne le pleurait. Encore moins sa veuve. La magie était belle pour les deux qui savaient.

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