La matinale en cavale a dit : Explorateur, voilà les mots qui sont venus. Bonne lecture.
La ville est grande ici. Alors j'ai tout mon temps. Je marche au
hasard. Je prends un bus. Un métro. Un tramway. Et je marche. Oh, je
marche lentement, doucement. Je vous l'ai dit, j'ai tout mon temps.
Le sablier est depuis longtemps derrière moi maintenant. Vous
pourriez me dire, justement, vu le peu de temps qu'il te reste à
vivre, profite, visite, explore, découvre. Mais vous ne me le diriez
pas. Non, vous ne me le diriez pas, parce que j'ai dépassé la
cinquantaine et que mon lendemain n'est pas une maladie défunte qui
compterait mes jours. Vous ne me le diriez pas parce que depuis très
longtemps l'âge de la retraite a sonné pour moi. En fait, vous ne
me diriez rien parce qu'à vos yeux j'ai disparu depuis longtemps. La
peau fripée. Le corps penché. La main tremblante. La voix
chevrotante. La démarche mal assurée. Vous auriez peur de me voir
les jours de grand vent. Vous craindriez de me voir déambuler avec
hésitation sur les trottoirs glacés de février. Vous auriez pitié
de moi lorsque, une à une, je gravis les marches qui me mènent au
Sacré Cœur, alors que vous auriez le temps de faire maintes fois
l'aller et le retour. Vous auriez peur de moi, parce que vous avez
peur de ce qui se présentera un jour à vous. Alors, cela vous
arrange de penser qu'il n'y a presque plus de vie en moi. Cela vous
arrange de m'adresser à peine quelques mots convenus lorsque
j'occupe une bonne partie du minuscule ascenseur et que vous peinez à
trouver une place aux côtés de ma vieillesse.
Vous ne me diriez rien car vos égards pour ces gens là vont à
ceux qui vous sont proches. Et moi, je n'ai plus de proches... depuis
longtemps maintenant. Vous ne me le diriez pas, et si, quand bien
même, vous me faisiez cette proposition, et bien vous vous
tromperiez amplement. Parce que croyez moi, je vis, je profite, je
visite, j'explore et je découvre. Tous les jours, tous les jours
depuis longtemps, peut-être avant même le premier jour de votre
vie. Malgré mon âge, la vie ne m'a pas quitté pour autant. Elle
m'offre encore des petites merveilles que vous même ne décelez que
trop rarement. Tenez hier, alors que je visitais un quartier fort peu
recommandable, une jeune homme, la mine patibulaire s'est approché
de moi. Oh ! je n'avais pas grand chose à craindre ! Je
marche les poches vides. Il m'a abordé. Un beau sourire sur une
gueule de brute. Il me proposait de m'aider à traverser la route.
Une autre fois, un passant me croise, perdue dans mes pensées je
songeais à Jean-Paul, à cet instant cet inconnu me dit « Dieu
vous aime !». Moi je n'y crois pas beaucoup à toutes ces
sornettes, mais ça fait tout de même plaisir de me l'entendre dire
lorsque je pense à toi mon Amour. Ce que j'aime avant tout, c'est
marcher dans des lieux que je ne connais pas. J'aime me perdre car je
finis toujours par me retrouver. Les quartiers les moins avenants
sont les plus surprenants. J'y décèle une vie de lierre, une vie
qui déborde partout, tout le temps des herbes sauvages qui poussent
là où l'on ne l'attend pas. J'y ressens les pulsations de mon cœur.
Tout est démesurément étrange.
Pendant longtemps, j'ai parcouru le globe. De volcan en volcan,
j'étais la première femme, le premier homme à tous les voir. A
tous les arpenter. A tous les étudier. A presque les toucher.
Quelles furent magiques ces nuits sous les cieux de feu ! Plus
que tout au monde, j'ai aimé déposer mon pied là où mon esprit me
laissait penser que j'étais le premier être humain à découvrir de
mon regard cette terra incognita. Il me fallait pour cela passer ma
vie à voyager. En bateau, à cheval, en train, à pied, en vélo, à
dos d'âne. Je cherchais cette terra incognita. Aujourd'hui, je sais
que je le faisais surtout pour fuir la compagnie des hommes. A chacun
son histoire. Un jour, j'en ai rencontré un. Jean-Paul. Ce jour là,
j'ai cessé peu à peu de marcher sur la trace de contrées inconnues
de l'homme. Il n'y a pas eu un lendemain diamétralement opposé au
jour précédent. Tout s'est fait dans la douceur. Ce jour là, j'ai
commencé à emprunter mon propre chemin, grâce à celui qui allait
me conduire à me découvrir enfin. Me découvrir aux yeux d'un
homme, me dévêtir de tout ce que j'avais accumulé durant cette vie
d'exploratrice des forces titanesques, parvenir à me mettre enfin à
nu devant mon propre regard. Il m'en a fallu du temps. Mon compagnon
a été patient. Il n'a pu attendre jusqu'au bout. Il m'a devancé
pour une fois. Il a découvert le long sommeil avant que je ne le
découvre.
Ma vie fut belle. Âpre souvent. Heurtée, violente, cisaillée.
Douce aussi. Mais simple et belle avant tout. Une vie d'exploratrice.
Une première vie qui faisait rêver d'abord, qui rendait jaloux
aussi. Une seconde vie que vous jugeriez normale ensuite si vous la
compariez à tout ce que j'ai vécu avant. Pourtant c'est cette
dernière vie qui m'a donné le plus de joie, d'élan, de force et de
vitalité. Cette vie, c'est encore la mienne, ce sera toujours la
mienne. J'ai tout mon temps, je découvre les petits riens qui font
tout, j'arpente les rues, je regarde ces vies que je croise, elles me
nourrissent, je ne dis rien, personne ne me vois. Cela me va très
bien. Un jour, je ferai ma dernière découverte, puis il n'y en aura
plus. Il y en aura eu plus que ce à quoi je m'attendais. J'attends
ce jour car mon âme d'exploratrice m'a toujours conduit là où
personne ne m'attendait jusqu'à présent. Dans cette vie
extraordinaire d'abord. Dans ma vie ordinaire ensuite. Alors, j'ai
hâte de découvrir ce qui m'attend cette fois immanquablement. J'ai
hâte et j'en suis heureuse, car c'est ma vie.
La condition de la vie, c’est l’espoir.
RépondreSupprimerPrendre le regard d’une personne âgée pour ce sujet imposé, c’est plutôt une jolie idée.
Ado, j'étais un grand fan de "flat liner, l'expérience interdite"
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